Les troupes omeyyades avaient lancé leurs chevaux dans une ronde sauvage autour du campement. En toute impudence, Shamr invectiva

« Eh ! Hossayn ! Je te trouve bien pressé de rencontrer le Feu avant le Jour dernier. »

Certains compagnons s’apprêtaient à lui décocher une flèche pour lui faire avaler ses propos, mais l’Imam les en empêcha :

« Je répugne, dit-il, à être celui qui engagera les hostilités. »

Des compagnons de l’Imam haranguèrent alors les troupes ennemies pour tenter de les amener à raison, mais en vain. Leurs discours n’avaient pour effet que d’aviver la rage de ces simulacres d’humains qui n’avaient même plus le moindre sens commun.

Finalement, monté sur le destrier du Messager de Dieu, que les Bénédictions et la Paix divines soient sur lui et les siens, l’Imam Hossayn lui-même s’avança vers les rangs ennemis et d’une voix forte leur lança :

« Hommes, ne vous empressez pas de suivre vos passions et écoutez-moi afin que je vous dise ce que j’ai à vous dire et vous fasse connaître mes raisons, car si vous me rendez justice, vous en serez bienheureux. Ressaisissez-vous donc, méditez les tenants et les aboutissants de toute cette affaire jusqu’à ce que rien ne vous soit obscur, puis faites ce que bon vous semble sans me donner sursis. […] »

A ces mots les femmes éclatèrent en pleurs et en lamentations. L’Imam envoya son frère ‘Abbâs et son fils aîné, ‘Alî Akbar, pour les faire taire et leur dire de garder leurs larmes pour les malheurs qui les attendaient…

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« Regardez bien qui je suis, reprit l’Imam, et avec qui je suis apparenté, puis revenez à vous et blâmez-vous de votre conduite ! Me tuer, outrager mon honneur, cela vous paraît-il être chose louable ? […

Ne suis-je pas le fils de l’héritier et cousin du Prophète, celui-là même qui fut le premier des fidèles et le premier à croire à ce qu’il apportait ? […]

N’avez-vous donc point entendu votre Prophète dire, à propos de moi-même et de mon frère Hassan : « Ce sont là les seigneurs des jeunes gens du Paradis » ? […]

Et si vous ne me croyez pas, demandez donc à ceux qui sont parmi vous et qui l’ont entendu de la bouche même du Messager de Dieu, que les Prières divines soient sur lui et les siens ! N’y a-t-il pas là de quoi vous retenir de verser notre sang ?

— Du diable si je comprends quelque chose à tout ce jargon-là ! lança Shamr.

— Si vous avez le moindre doute sur tout ce que je dis, reprit l’Imam, douterez-vous aussi que je suis bien le fils de la fille de votre Prophète ? J’en jure par Dieu, il n’est point aujourd’hui sur la terre, de l’Orient jusqu’à l’Occident, d’autre que moi qui soit fils de la fille d’un Prophète.

Malheur à vous ! aurais-je tué l’un des vôtres pour que vous réclamiez mon sang ? Ou l’aurais-je blessé ou bien détruit vos biens ? […]

Sachez-le : Ibn Ziyâd, adultérin fils d’un adultérin, ne m’a laissé d’autre choix que de mourir le sabre au clair ou de me couvrir d’un vêtement d’opprobre. Loin de nous l’opprobre et la bassesse ! Jamais âme bien née ne choisira l’opprobre des infâmes en place du martyre des grandes âmes nobles. »

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‘Omar Ibn Sa‘d n’en pouvait plus. Il craignait aussi que les propos de l’Imam finissent par faire quelque effet sur ses troupes.

« Qu’attendez-vous ? s’écria-t-il. Suffit de discourir et de tergiverser ! A l’assaut ! Et ne faites qu’une bouchée de Hossayn et des siens ! »

Et l’Imam lança ce dernier appel : « N’y a-t-il donc personne pour nous porter secours pour l’amour de Dieu ? N’y a-t-il donc personne pour prendre la défense de la Sainte Famille du Messager de Dieu ? »

– 9 –

Lorsqu’il entendit cet appel du petit-fils du Messager de Dieu, que les Bénédictions et la Paix divines soient sur lui et les siens, Horr Ibn Yazîd ar-Riyâhî sentit son cœur se briser de remords.

C’était lui qui avait barré la route à la troupe de l’Imam Hossayn, lui qui les avait empêchés de rebrousser chemin, lui qui les avait contraints à prendre cette voie qui les avait menés ici, à Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction !

Et ces soudards qui, d’un instant à l’autre, allaient se ruer sur cette poignée d’innocents abandonnés de tous, sur ces fils et petits-fils du Messager de Dieu, dont les visages resplendissaient de la lumière du Prophète disparu, sur ces fidèles compagnons dont tous les faits et gestes embaumaient le parfum de l’islam le plus pur, sur ces filles et ces femmes de la Demeure prophétique dont la détresse aurait fendu le cœur de n’importe quel être humain…

Que dirait-il demain, au jour du Jugement, et comment pourrait-il seulement soutenir le regard du Prophète ?

Horr se dirigea vers ‘Omar Ibn Sa‘d :

« Vraiment, tu combattras cet homme ?

— Oui, et j’en jure par Dieu, le moins qui puisse en être, c’est que les têtes volent et les mains soient tranchées ! »

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Horr se mit à l’écart, harcelé de remords. Que pouvait-il bien faire ? Comment se repentir d’une aussi grande faute ? Etait-il encore temps d’obtenir le pardon ?

Perdu dans ses pensées, il avançait lentement vers le campement des gens de foi.

« Eh ! lança un soudard, que veux-tu faire ? Aurais-tu l’intention de lancer un assaut ? »

Horr se mit à trembler et ne répondit mot.

« Je n’y comprends plus rien, dit le soudard. Jamais, par Dieu, dans aucune guerre, je ne t’ai vu ainsi ; et si l’on m’avait demandé qui était le plus courageux des guerriers de Koufa, je n’aurais pu citer personne d’autre que toi. Qu’est donc ce tremblement dont je te vois saisi ?

— Par Dieu, répondit Horr, mon âme doit maintenant choisir le Paradis ou bien l’Enfer, et j’en jure par Dieu, jamais je ne préférerai quoi que ce soit au Paradis, dussé-je être mis en pièce ou bien livré au feu ! »

Et d’un coup d’éperon, il lança son coursier pour s’en aller rejoindre le camp des bienheureux.