Le martyre de Karbalâ -12-

Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. En ce dixième jour du mois de moharram, depuis l’aube, les pluies de flèches succèdent aux combats singuliers et les assauts aux pluies de flèches… Les uns après les autres, les compagnons les plus fidèles que le monde ait connu, ont goûté le martyre, et seuls restent maintenant, autour de l’Imam Hossayn, quelques hommes et jeunes gens de la famille du Prophète.

Eux-mêmes auraient bien voulu être les premiers à donner leur vie pour leur Imam, mais les fidèles qui les accompagnaient se seraient fait passer sur le corps plutôt que d’accepter que leur sang, le sang qui coulait dans les veines de l’Envoyé de Dieu, soit versé tant qu’eux avaient encore le moindre souffle de vie. Maintenant que tous étaient partis, c’était au tour des Gens de la Demeure prophétique de porter aux lèvres le calice du martyr. A commencer par le propre fils de l’Imam Hossayn, la Paix soit avec eux…

‘Alî Akbar avait dix-huit ou dix-neuf ans et resplendissait de beauté. Il était le portrait vivant de l’Envoyé de Dieu, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens. Son visage rayonnait du même éclat, ses paroles avaient la même éloquence, son caractère surtout était orné des mêmes vertus qui paraient le Prophète.

Lorsque l’Imam Hossayn avait quitté Médine avec ses proches pour se rendre à La Mecque, ceux qui se doutaient bien qu’il partait pour un voyage dont il ne reviendrait jamais lui avaient demandé de leur laisser au moins son fils, ‘Alî Akbar… mais que faire ? Son nom était sur la liste de ceux que le martyr devait rendre à jamais immortels dans le cœur des fidèles et qui jouiraient de cette suprême récompense promise par le Prophète : « En vérité, le martyr contemple la face de Dieu ».

Lorsque ‘Alî Akbar demanda à son père l’autorisation d’aller mener combat, celui-ci, le cœur serré, la larme à l’œil, le revêtit lui-même de la cuirasse de l’Envoyé de Dieu et lui fit ses adieux :

« Mon fils, toi qui va me précéder, transmets mes salutations de Paix à mon père et mon grand-père ! Je ne serais pas long à vous rejoindre ».

Et il récita ce verset qu’il avait répété chaque fois qu’un fidèle était venu le voir pour partir au combat :

« certains d’entre eux ont [déjà] trépassé, d’autres attendent [leur tour]… »

Mais en le regardant s’éloigner vers le champ de bataille, l’Imam Hossayn ne contint plus sa peine. Il leva au ciel des yeux pleins de larmes et lança d’une voix brisée :

« Seigneur, sois témoin contre ces gens : il n’est personne sur la terre qui ressemble plus à Ton Prophète que ce jeune homme qui s’avance maintenant pour aller les combattre. Chaque fois que nous étions pris du désir de revoir Ton Prophète, c’est vers lui qu’allaient tous nos regards… »

Je suis ‘Alî fils de Hossayn fils de ‘Alî

C’est nous, par Dieu, qui sommes plus proches du Prophète !

Tel un aigle, ‘Alî Akbar chargeait, sabre au clair, décimant les rangs ennemis, attaquant l’aile droite, puis revenant au centre pour fendre l’aile gauche, et revenir encore… C’était ‘Alî et ses assauts célèbres qui s’incarnait en lui autant que le Prophète… Il fit ainsi trépasser plus de cent de ces misérables qu’il envoya rejoindre leurs semblables en Enfer.

Mais le soleil avait maintenant bien passé le zénith et l’air était devenu étouffant. Depuis longtemps déjà, comme tous les gens du campement, ‘Alî Akbar n’avait rien bu. Il revint vers le camp :

« Père, le poids de l’armure me brise et la soif me tenaille, y aurait-il moyen de boire une goutte d’eau ?

— Va ! répondit Hossayn, les yeux remplis de larmes. Va, combats encore un peu ! Bientôt tu verras ton grand-père, et lui te désaltèrera et tu n’auras plus jamais soif… »

Et ‘Alî reprit ses assauts, fendant les lignes ennemies et tuant bon nombre d’entre eux, jusqu’à ce qu’une flèche lui traverse la gorge… Il tomba de cheval, et les lâches soudards se ruèrent alors pour se venger de lui : chacun y allant, qui de son coup de sabre, qui de son coup de lance, ils le taillèrent en pièce…

L’Imam Hossayn vola tel un faucon à son chevet et les assaillants détalèrent. Il se pencha sur le corps déchiré de son fils, posa sa joue contre la sienne, éclatant en sanglots :

« Comment ces gens n’ont-ils pas honte devant Dieu et Son Envoyé ?

— Père, la Paix soit avec toi ! Voici justement le Prophète qui m’a désaltéré et t’envoie son salut de paix. Plus vite, dit-il, plus vite ! hâte-toi de nous rejoindre ! »

Et peu s’en est fallu que Hossayn ne réponde aussitôt à l’appel et succombe sur place. La douleur qu’il avait longtemps contenue le submergeait soudain… C’est alors qu’à travers un voile de larmes, il entrevit sa sœur Zaynab qui les avait rejoint et s’était effondrée sur la dépouille de son neveu… Il fallait revenir, la ramener au camp…

Hossayn et Zaynab virent alors s’en aller, un à un, les êtres qui étaient la chair de leur chair et le sang de leur sang. Les uns étaient fils de Hossayn, d’autres fils de Hassan, d’autres encore… fils de Zaynab, tous petits-fils de Fatima, la fille chérie de l’Envoyée de Dieu, et de ‘Alî, Commandeur des fidèles. Il y avait aussi des fils de ‘Alî avec d’autres épouses. D’autres, enfin, étaient des petits-fils de ‘Aqîl, frère aîné de ‘Alî, ou encore de Dja‘far, autre frère de ‘Alî.

Zaynab perdit ainsi en ce funeste jour tous les hommes de sa famille : ses propres enfants, ses neveux, fils de ses frères tant aimés, et ses petits-cousins, les fils de ses cousins. Enfin, l’un après l’autre, elle vit partir tous ses frères et demi-frères… pour se retrouver seule à la tête d’une caravane de veuves et d’orphelins emmenés en captivité…

Lors d’une rencontre dans le monde des visions, quelqu’un demanda à Abû l-Fazl al-‘Abbâs, fils de ‘Alî, demi-frère de Hossayn, s’il avait vraiment enduré tout ce que l’on rapporte, et il s’entendit répondre : « Vous qui n’étiez pas là, vous ne pouvez pas même imaginer ce que c’était… ».