Le martyre de Karbalâ -14-

Karbalâ’, terre d’épreuve et d’affliction. Nous sommes vers le milieu de l’après-midi de ce dixième jour du mois de moharram qui restera à jamais le jour où le sang des martyrs a triomphé des sabres des injustes. L’Imam Hossayn, que les Prières et la Paix divines soient sur lui, a perdu, les uns après les autres, ses plus chers compagnons, puis tous ses proches, à commencer par son fils, ‘Alî Akbar.

Maintenant, l’Imam Hossayn est seul : il a perdu son dernier frère, Abû l-Fazl al-‘Abbâs, et même son dernier né a été égorgé dans ses bras par une flèche. En faisant ses derniers adieux aux femmes, aux enfants et à son seul fils survivant, cloué au lit par un mystérieux mal, l’Imam n’ose songer à ce qu’ils deviendront lorsqu’ils tomberont aux mains de ces maudits soudards… Et pourtant il n’y a rien à faire et il n’est nulle autre issue que la mort…

« La mort vaut mieux que de subir la honte

et la honte vaut mieux que d’entrer en Enfer »

L’Imam Hossayn enfourcha son destrier, Dhû l-djanâh, s’arma de Dhû l-Feqâr, le sabre de son père, et, avant de livrer bataille, lança une dernière harangue, pour donner encore une chance à quiconque saurait la saisir et ne laisser aucune excuse aux autres :

« Y aurait-il un serviteur de Dieu pour craindre Dieu à mon propos ? Y aurait-il quelqu’un pour nous secourir en espérant de Dieu sa noble récompense ? Y aurait-il quelqu’un pour nous aider au nom de Dieu ? »

Nulle réponse ne vint. Et les combats commencèrent, l’Imam envoyant en Enfer tous ceux qui le défiaient en combat singulier, s’imaginant pouvoir être celui qui vaincrait Hossayn fils de ‘Alî. Puis, voyant qu’il n’y avait pas moyen de le battre en duel, plus aucun champion n’avança vers le champs.

L’Imam dirigea alors ses assauts au cœur des rangs ennemis, mais tels des sauterelles, ceux-ci se dérobaient devant lui et reformaient leur rang après qu’il fut passé. Il parvint pourtant à occire plusieurs centaines de maudits. C’était un ouragan : il était partout à la fois et en même temps insaisissable. Et lorsqu’un groupe de champions se préparaient à l’assaillir, c’est lui qui se ruait sur eux, et ils s’éparpillaient, comme un troupeau de mouton attaqué par les loups.

Et lui, sans cesse, de répéter : « lâ hawla wa lâ quwwata illâ bi-llâh ; il n’est de force et de puissance que par Dieu ».

Voyant qu’ils n’arriveraient pas à en venir à bout, les maudits recoururent à la ruse : ils le contournèrent pour lui couper toute retraite vers les tentes et un groupe d’entre eux se dirigea vers elles pour les prendre d’assaut. Mais l’Imam réussit à réveiller un dernier sursaut de honte dans l’esprit de leurs chefs :

« Si vous ne craignez pas Dieu et n’avez plus de religion, soyez au moins des hommes : ne vous en prenez pas à des femmes sans défense ! »

Les soudards furent donc rappelés à l’ordre et les combats reprirent de plus belle. La soif était cependant devenue vraiment insupportable, et l’Imam dirigea sa monture vers le fleuve. Voyant cela, les maudits s’interposèrent, car ils savaient bien que si Hossayn pouvait boire, son ardeur en serait décuplée, et alors, malheur à eux !

Hossayn parvint pourtant à traverser leurs rangs et fit avançer sa monture dans l’eau fraîche du fleuve. Il allait enfin pouvoir humecter ses lèvres desséchées… quand soudain des hommes crièrent :

« Eh ! Hossayn ! Tu bois, alors que l’armée a envahi tes tentes et s’empare des femmes ! »

Sans prendre le temps de boire, Hossayn ne fit qu’un bond, sortit du fleuve, fendit en sens contraire les lignes ennemies et fonça sur le campement. Mais ce n’était encore qu’une ruse des plus fourbes : Dieu soit loué, personne ne s’en prenait aux femmes. Hossayn en profita donc pour faire de nouveaux ses adieux et prodiguer quelques conseils et ses derniers encouragements.

Lorsqu’il revint sur le champ de bataille, les maudits le criblèrent de flèches, préférant lâchement le harceler à distance plutôt que de risquer leur vie en combats corps à corps. Sa cuirasse était hérissée des flèches qui s’étaient frayées un chemin à travers les mailles. L’Imam Bâqer, petit-fils de Hossayn, la Paix soit avec eux, rapportera plus tard que son grand-père reçut plus de six cent vingt blessures, toutes de face.

Non seulement les ennemis, mais les anges du ciel eux-mêmes n’en revenaient pas d’une telle endurance, venant d’un homme éprouvé par la soif sous la chaleur étouffante du soleil de l’Iraq, qui venait de perdre dans les pires conditions ses amis et parents, et qui souffrait encore d’un si grand nombre de blessures.

L’Imam Hossayn s’arrêta un instant pour reprendre quelques forces, quand soudain une pierre l’atteignit en plein front. Il se servit de son vêtement pour essuyer le sang de son visage et de ses yeux, lorsqu’une flèche empoisonnée à la pointe munie de triple barbelure vint lui déchirer la poitrine. Ne pouvant la retirer en raison de ces barbelures, l’Imam l’enfonça jusqu’à ce qu’elle le transperce de part en part afin de la faire sortir par son dos. Un flot de sang jaillit alors de la blessure ouverte.

L’Imam en emplit ses mains et le lança vers le ciel, sans que la moindre goutte en retombât sur terre :

« O mon Dieu, Tu sais bien, Toi, qu’ils sont en train de tuer un homme qui est le seul sur terre qui soit petit-fils d’un Prophète ».

Remplissant à nouveau ses mains de son sang, il en teignit ses cheveux et sa barbe :

« C’est teint de mon propre sang que je vais rencontrer mon grand-père, le Messager de Dieu, et je lui livrerai le nom des assassins ».

Bien qu’il fût à leur merci, la crainte révérencielle qu’inspirait encore l’Imam empêchait les maudits de s’approcher de lui. Ils s’enhardirent pourtant peu à peu, jusqu’à ce qu’ils parviennent à le désarçonner.

Ici, les mots font défaut pour décrire l’horreur, et le mieux semble de s’effacer devant les paroles de l’Imam Mahdî, que Dieu hâte son soulagement :

« Tu tombas alors à terre, couvert de blessures, les chevaux te piétinant sous leurs sabots et les iniques te dominant de leur sabres…

Ton front se couvrit de sueur du fait de la mort et tes mains se crispaient puis s’ouvraient tour à tour. Tu jetas un regard fugitif vers les tentes et l’équipage… Ce qui t’arrivait maintenant te détournait de te préoccuper des enfants et de la famille.

Ton cheval, sans cavalier, s’empressa de rejoindre les tentes, hennissant et pleurant. Et lorsque les femmes virent ton destrier en si piteux état, ta selle renversée sur ses flancs, elles sortirent des abris, les cheveux dans le vent, le visage découvert, se giflant la figure et poussant de grands cris, misérables après avoir été sublimes, accourant vers le lieu où tu étais tombé…

Et Shamr, assis sur ta poitrine, tenant son sabre sur ta gorge et ta barbe chenue en sa main, t’égorgeait du tranchant de sa lame…

L’agitation de tes membres alla s’affaiblissant et ton souffle s’éteignit…