Le martyre de Karbalâ -9-

L’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, organisa les quelques fidèles compagnons qui, seuls, méritaient pleinement le nom de musulmans, d’hommes « soumis à Dieu » et marchant dans Sa voie, la voie de la justice et de la vérité, la voie qui conduit l’homme vers l’humanité. Soixante-dix fidèles selon les uns, cent à cent cinquante selon d’autres : autant dire une poignée face aux milliers de lâches, de traîtres, de soudards et de loups, avides de pouvoir et de biens de ce monde, qui osaient encore se prétendre « soumis à Dieu » alors qu’ils s’apprêtaient à massacrer les enfants du Prophète. De leurs langues ou du bout de leurs lèvres, ils le qualifiaient bien de Messager de Dieu, mais du fond de leurs cœurs, ils refusaient aux gens de sa famille le respect que mérite le plus petit des hommes.

L’Imam Hossayn, la Paix soit avec lui, confia le commandement de l’aile droite à Zohayr fils de Qayn et celui de l’aile gauche à Habîb fils de Mazâhir, chacun avec quelques dizaines d’hommes. Il remit l’étendard à son frère, Abû l-Fazl al-‘Abbâs, et occupa lui-même le centre avec les hommes qui restaient. Derrière eux, les tentes étaient protégées par le fossé en demi-cercle rempli de bois et de broussailles auxquelles ils mirent le feu.

L’Imam leva alors les mains vers le ciel et fit la prière suivante :

« O mon Dieu, c’est en Toi que je mets ma confiance lors de toute affliction et tu es mon espoir dans toute adversité. […] Combien de détresses dans lesquelles le cœur se trouvait faible et les expédients inutiles, [combien de détresses] dans lesquelles l’ami faisait défaut et l’ennemi jubilait, [combien de détresses] ne T’ai-je pas remises en me plaignant à Toi, me détournant vers Toi de tout autre que Toi, si bien que Tu m’en soulagea et puis les dissipa. C’est Toi qui es le maître de toute grâce comme de tout bienfait, et Toi qui es le terme de toute aspiration. »

Les troupes omayyades avaient lancé leurs chevaux dans une ronde sauvage autour du campement. En toute impudence, Shamr invectiva :

« Eh ! Hossayn ! Je te trouve bien pressé de rencontrer le Feu avant le Jour Dernier. »

Certains compagnons s’apprêtaient à lui décocher une flèche pour lui faire avaler ses paroles, mais l’Imam les en empêcha :

« Je répugne, dit-il, à être celui qui engagera les hostilités. »

Des compagnons de l’Imam haranguèrent alors les troupes ennemies pour tenter de les amener à raison, mais en vain. Leurs discours n’avaient pour effet que d’aviver la rage de ces simulacres d’humains qui n’avaient même plus le moindre sens commun.

Finalement, monté sur le destrier du Messager de Dieu, que les Prières et la Paix divines soient sur lui et les siens, l’Imam Hossayn lui-même s’avança vers les rangs ennemis et d’une voix forte leur lança :

« Hommes, ne vous empressez pas de suivre vos passions et écoutez-moi afin que je vous dise ce que j’ai à dire et vous fasse connaître mes raisons, car si vous me rendez justice, vous en serez bienheureux ! Ressaisissez-vous donc, méditez les tenants et les aboutissants de toute cette affaire jusqu’à ce que rien ne vous soit obscur, puis faites ce que bon vous semble sans me donner sursis ! […] »

A ces mots les femmes éclatèrent en pleurs et en lamentations. L’Imam envoya son frère ‘Abbâs et son fils aîné, ‘Alî Akbar, pour les faire taire et leur dire de garder leurs larmes pour les malheurs qui les attendent.

« Regardez bien qui je suis, reprit l’Imam, et avec qui je suis apparenté, puis revenez à vous et blâmez-vous de votre conduite ! Me tuer, outrager mon honneur, cela vous paraît-il être chose louable ? […] Ne suis-je pas le fils de l’héritier et cousin du Prophète, celui-là même qui fut le premier des fidèles et le premier à croire à ce qu’il apportait ? […] N’avez-vous donc point entendu votre Prophète dire, à propos de moi-même et de mon frère Hassan : « Ce sont là les seigneurs des jeunes gens du Paradis » ? […] Et si vous ne me croyez pas, demandez donc à ceux qui sont parmi vous et qui l’ont entendu de la bouche même du Messager de Dieu, que les Prières divines soient sur lui et les siens ! N’y a-t-il pas là de quoi vous retenir de verser notre sang ?

— Du diable si je comprends quelque chose à tout ce jargon-là ! lança Shamr.

— Si vous avez le moindre doute sur tout ce que je dis, reprit l’Imam, douterez-vous aussi que je suis bien le fils de la fille de votre Prophète ? 

J’en jure par Dieu, il n’est point aujourd’hui sur la terre, de l’Orient jusqu’à l’Occident, d’autre que moi qui soit fils de la fille d’un Prophète ! Malheur à vous ! aurais-je tué l’un des vôtres pour que vous réclamiez mon sang ? Ou l’aurais-je blessé ou bien détruit vos biens ? […]

Sachez-le : Ibn Ziyâd, adultérin fils d’un adultérin, ne m’a laissé d’autre choix que de mourir le sabre au clair ou de me couvrir d’un vêtement d’opprobre. Loin de nous l’opprobre et la bassesse !jamais âme bien née ne choisira l’opprobre des infâmes en place du martyre des nobles et grandes âmes. »

‘Omar Ibn Sa‘d n’en pouvait plus. Il craignait aussi que les propos de l’Imam finissent par faire quelque effet sur ses troupes.

« Qu’attendez-vous ? s’écria-t-il. Suffit de discourir et de tergiverser ! A l’assaut ! et ne faites qu’une bouchée de Hossayn et des siens ! »

Et l’Imam lança ce dernier appel :

« N’y a-t-il donc personne pour nous porter secours pour l’amour de Dieu ? N’y a-t-il donc personne pour prendre la défense de la Sainte Famille de l’Envoyé de Dieu ? »