Livre sur l'Imam Hassan (A.S)

IMAM AL-HASSAN

et de son Traité de Réconciliation avec Mu'âwiyeh

Abbas AHMAD al-BOSTANI

Avant -Propos

On ne saurait restituer avec exactitude l'histoire complète de l'Appel islamique et de son chemine-ment sans souligner la place importante que l'Imam al-Hassan y a occupée. Cette place tient à la personnalité du petit-fils du Prophète et au rôle prépondérant qu'il a joué dans la sauvegarde de l'intégrité du Message.

Malheureusement, la plupart des livres d'histoire ne reflètent guère cette vérité historique et se montrent doublement injustes envers l'Imam al-Hassan: non seulement ils omettent de lui consacrer la place qu'il mérite et qui correspond vraiment à sa stature et à l'importance de son rôle historique, mais le peu qu'ils disent de lui relève souvent plutôt de la désinformation et de la déformation que de la vérité historique.

En effet, il suffirait d'avoir connaissance de la biographie complète de l'Imam al-Hassan pour se rendre compte que l'image qu'en présentent beaucoup d'historiens est grossièrement déformée et ne correspond point, ni dans les détails ni dans les traits généraux, à celui que les Compagnons considéraient comme le portrait vivant du Messager de Dieu et dont la personnalité constituait une synthèse de celles de ses trois éducateurs: le Prophète, l'Imam 'Alî et Fâtimah al-Zahrâ'.

Si malgré sa grossièreté une telle image a pu survivre longtemps et passer pour une "vérité historique" sans discréditer ses auteurs ni choquer tous les lecteurs, c'est sans doute parce que les historiens qui l'ont présentée ainsi se sont contentés souvent d'aborder quelques fragments isolés du portrait de l'Imam al-Hassan; autrement, la déformation se serait détruite d'elle-même dans une étude biographique complète, car son incohérence avec le reste ou l'ensemble des éléments de sa biographie serait apparue trop évidente.

Bien entendu, d'autres raisons, diverses, que le lecteur verra à travers le présent livre, ont participé à l'altération de l'image de l'Imam al-Hassan dans certains "documents historiques". Il faut retenir notamment le fait que la plupart des récits concernant ce premier petit-fils du Prophète ont été rédigés sous le règne et l'influence des Omayyades, dont la haine pour les Ahl-ul-Bayt n'avait pas de limite.

Désirant pallier les différentes lacunes et anomalies qui ont conduit ou contribué à ternir la splendeur du portrait de l'Imam al-Hassan et de permettre aux lecteurs de se faire une idée globale de l'ensemble de sa biographie (afin qu'ils puissent examiner d'un oeil plus attentif les jugements parfois trop hâtifs et souvent très schématiques émis à son sujet) nous nous sommes efforcés de retracer tout au long de ce livre les grandes lignes de sa vie, depuis sa naissance jusqu'à sa mort par empoisonnement.

Le présent ouvrage ne prétend être ni une étude complète sur l'Imam al-Hassan ni un travail de documentation sur ce sujet. Ainsi, nous n'avons pas hésité à négliger des détails qui pourraient être importants pour l'historien, mais sans grand intérêt pour le lecteur, et nous ne nous sommes pas arrêtés à des controverses mineures sur les différentes versions ou nuances de tel fait ou de tel hadith. Nous ne nous sommes intéressés qu'aux détails susceptibles de restituer le portrait réel de l'Imam al-Hassan.

Un triple souci a guidé notre choix des textes et des faits rapportés dans ce livre:

Permettre au lecteur d'avoir une vue d'ensemble de la vie et de l'action de l'Imam al-Hassan;

Lui indiquer des points de repère à partir desquels il pourrait mener ses propres recherches pour approfondir sa connaissance du sujet général ou des différents thèmes qui y sont traités;

Attirer son attention sur les principaux points que les livres d'histoire traditionnels ont négligés volontairement ou involontairement.

Conscients qu'il est difficile d' apprécier la valeur inestimable du rôle de l'Imam al-Hassan dans la sauvegarde de l'intégrité du Message sans décrire ceux contre lesquels il avait dirigé l'essentiel de son combat, à savoir, les Omayyades, ou plus précisément, les «ex-Tulaqâ'»[1], nous étions amenés à traiter ce sujet dans les différentes parties de notre exposé. Mais pour éviter que notre souci d'informer soit compris ou interprété comme un parti pris, nous nous sommes employés à rapporter tels quels, des textes, des extraits et des témoignages cités par des sources que personne ne pourrait soupçonner de partialité. Il s'agit des témoignages et des commentaires extraits du livre de son Eminence,'Aboul-A'lâ al-Mawdoudi: "Al-Khilâfah wal-Mulk"[2], et de celui du célèbre écrivain égyptien, 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd: "Al-'Abqariyyât al-Islâmiyyeh".[3]

Nous avons pris soin de mettre en évidence (au milieu de la page et en italique) les textes des deux sources précitées, concernant Mu'âwiyeh et les Omayyades, afin que le lecteur puisse les distinguer facilement de nos commentaires.

Un dernier mot pour conclure cette introduction. En préparant ce livre et en nous efforçant de dire tout ce qui est susceptible de faire mieux connaître l'Imam al-Hassan et ses détracteurs, nous n'avions présent à l'esprit que cet avertissement du Prophète:

«Celui qui aime al-Hassan et al-Hussayn m'aura aimé, et celui qui les déteste m'aura détesté».[4];

Naissance et Famille :le «Fils du Prophète (Ç)[5]

L'Imam Abou Mohammad AL-HASSAN Ibn (fils de) 'Alî Ibn Abî Tâlib est le premier fils de:

- I'Imam 'Alî, cousin du Prophète et son plus fidèle compagnon et soutien,

et

- de Fâtimah al-Zahrâ', la "Meilleure Fille" du Prophète et la "Maîtresse des Femmes des Mondes" selon les propres termes du Messager de Dieu (Ç).

Il est donc le fruit d'un couple béni dont l'union s'est réalisée sur ordre de Dieu et dont les descendants ont reçu par anticipation les bénédictions exceptionnelles du Messager de Dieu (Ç).

En effet, alors que les Compagnons se succédaient chez le Prophète pour lui demander la main de sa fille Fâtimah al-Zahrâ', en raison de la position sublime qu'elle occupait selon le critère du Message, son père récusait systématiquement toute demande en mariage la concernant.

Lorsque l'Imam 'Alî apprit comment le Messager de Dieu opposait son refus à tous les prétendants, il décida de la demander en mariage pour lui-même. Avant d'aller voir le Prophète pour lui faire part de son désir, l'Archange Gabriel l'avait précédé chez ce dernier pour lui annoncer l'ordre de Dieu de marier Fâtimah à 'Alî.

Cet Ordre divin avait été révélé au Prophète selon al-Tabari dans ces termes: «... Ô Muhammad! Dieu, Le Très-Haut, lit sur toi le salut et t'annonce: "J'ai marié ta fille Fâtimah à 'Alî Ibn Abî Tâlib dans le monde sublime, marie-la lui donc sur la terre"».[6]

Quand l'Imam 'Alî frappa à la porte d'Om Salma chez laquelle se trouvait le Prophète, celui-ci lui donna la permission d'entrer et le fit s'asseoir à côté de lui et lui dit:

«Je vois que tu viens pour me demander quelque chose. Dis-moi ton besoin et exprime ce que tu désires. Tout ce que tu me demandes sera exaucé...»

Lorsque le Prophète apprit que 'Alî était venu lui demander la main de sa fille, une expression de joie se dessina sur son visage et il entra chez Fâtimah pour la mettre au courant. C'était là une façon de fixer un usage islamique selon lequel le mariage devrait reposer sur le consentement des deux conjoints pour fonder une famille unie par la cohésion, l'amour et l'entente.

Le Prophète dit à sa fille:

«'Alî Ibn Abî Tâlib est quelqu'un dont tu connais les liens de parenté (avec moi), ses bons antécédents et sa ferveur islamique. Il m'a parlé de toi. Qu'en penses-tu?»

Une expression de timidité s'empara de son visage. Un silence s'installa. Le Prophète (Ç) regardait les traits de son visage et y lut un consentement manifeste. Il sortit de chez elle en répétant du fond du coeur: «Allâhu Akbar... Son silence est le signe de son consentement».

Revenant chez 'Alî, il lui dit: «Possèdes-tu quelque chose pour le mariage?». Là encore, il voulait laisser à la Ummah un jugement jurisprudentiel selon lequel l'homme doit offrir un cadeau de mariage à sa femme. L'Imam 'Alî ne possédait qu'une épée, un chameau et une cuirasse. Il le fit savoir au Prophète, lequel lui dit:

«Quant à ton épée, elle t'est indispensable; par elle tu mènes le Djihâd et tu combats les ennemis de Dieu. Pour ce qui concerne ton chameau, il te sert à apporter l'eau à tes dattiers et à ta famille, et à porter tes bagages pendant tes voyages».

Le Prophète lui interdit donc de se séparer de son épée et de son chameau, lui suggérant de se contenter de revendre sa cuirasse que le Messager lui avait offerte, pour se protéger contre les coups des ennemis.

L'Imam 'Alî offrit au Prophète l'argent qu'il avait pu obtenir de la vente de sa cuirasse pour qu'on achète ce qu'il fallait pour le mariage. Le Prophète répartit la somme entre Bilâl, Salmân et Om Salmâ et les chargea de faire les achats nécessaires.

Le Messager de Dieu désirait faire part aux Musulmans des fiançailles de l'Imam 'Alî et de Fâtimah al-Zahrâ'. Il invita quelques-uns de ses proches à assister aux cérémonies du mariage et il leur fit ce prône:

«Louanges à Dieu, loué pour Son Bienfait, obéi pour Son Pouvoir (...). Dieu m'a ordonné de marier Fâtimah, Fille de Khadijah à 'Alî, Fils d'Abî Tâlib. Témoignez donc que je l'aurai marié contre un cadeau de mariage de 400 atomes (mithqâl) d'argent, s'il y consent».

Puis, il ordonna qu'on apportât un plateau de dattes et invita l'assistance à en manger.

Ce faisant, 'Alî entra chez le Prophète, lequel lui sourit et dit:

«Dieu m'a ordonné de marier Fâtimah à toi contre quatre cents atomes d'argent, si tu y consens».

'Alî répondit: «J'y consens».

Le Prophète dit alors:

«Que Dieu vous unisse, (...) qu'IL vous bénisse et qu'IL vous fasse engendrer une descendance nombreuse et bonne».[7]

Lorsque, un mois plus tard le Prophète apprit que I'Imam 'Alî désirait consommer le mariage et commencer la vie conjugale, il lui demanda d'organiser un festin à l'intention des croyants, festin à la préparation duquel les femmes du Prophète veillèrent elles-mêmes. Puis le Messager de Dieu ordonna à Om Salmâ et aux autres femmes de conduire l'épousée dans un cortège nuptial jusqu'à la maison de l'Imam 'Alî. Une constellation de croyants conduits par le Prophète se forma pour manifester sa joie au cri d' "Allahu Akbar". Les femmes du Prophète chantèrent des hymnes et exultèrent cette occasion.

Après la cérémonie des noces, le Prophète vint auprès de l'Imam 'Alî pour lui adresser ses félicitations:

«Que Dieu te bénisse par la fille du Messager de Dieu».

Puis, il prit un récipient d'eau qu'il bénit de quelques Paroles de Dieu et demanda à 'Alî et à Fâtimah d'en boire. Il arrosa ensuite leur visage et leur tête de quelques gouttes de cette eau, et s'adressant à Dieu, il pria à leur intention:

«Mon Dieu, ce sont les deux êtres que j'aime le plus parmi la création. Bénis donc par moi leur descendance et fais-les escorter par un gardien de Ta part. Je les place ainsi que leur progéniture sous Ta Protection contre Satan le réprouvé».[8]

Ce mariage voulu par Dieu et béni avec tant d'attention et de joie par le Prophète, donnera lieu bientôt à une première naissance à laquelle le Messager de Dieu ne manqua pas de jubiler.

En effet, le premier descendant de la Maison du Prophète naquit au milieu du mois béni de Ramadân en l'an 3 de l'Hégire à Médine.

Lorsque Fâtimah al-Zahrâ' proposa à l'Imam 'Alî de donner un nom au nouveau-né, il lui dit qu'il ne pouvait pas se permettre de devancer le Messager de Dieu dans cette tâche.[9]

C'est que l'Imam 'Alî savait d'ores et déjà que le Prophète considérait ce premier enfant de sa fille comme son propre fils et combien cette naissance lui tenait à coeur.

La bonne nouvelle parvint au Prophète. Exultant de joie, il se rendit chez sa fille pour exprimer sa réjouissance et féliciter le couple bienheureux. Om Salmâ - ou Asmâ' Bint 'Umays selon certaines sources - apporta l'enfant et le présenta au Prophète, lequel le prit dans ses mains, l'embrassa et l'étreignit. Puis il récita l'azan[10] dans son oreille droite, l'iqâmah[11] dans son oreille gauche, afin que la voix du Vrai soit la première chose qui parvienne à son ouïe.

Puis, s'adressant à l'Imam 'Alî, il lui demanda:

- Quel prénom as-tu donné à "mon" fils?

- Je n'aurais pas osé t'y précéder, répondit l'Imam 'Alî.

- Pas plus que moi-même je n'oserais y précéder mon Seigneur![12]

Ce dialogue entre le Prophète et son héritier présomptif n'était pas encore tout à fait terminé que la révélation divine parvint au Messager de Dieu l'informant que le Créateur avait nommé le nouveau-né "Hassan"[13]. Il est à noter que le nom "al-Hassan" était inconnu dans la jahiliyyeh (le pré-islam) et signifie le "Bienveillant" (voir Fadhlullâh, op. cit.. 14, citant "Asad al-Ghâbah").

Le septième jour de la naissance d'al-Hassan le Prophète revint chez Fâtimah al-Zahrâ' pour parachever les rites. Il égorgea un mouton dont il donna un quartier à la sage femme - en plus d'un dîner - en témoignage d'estime pour ses efforts. Ensuite il rasa la tête du nouveau-né et offrit en aumône une quantité d'argent équivalent au poids des cheveux coupés. Puis, il enduisit la tête de l'enfant d'un parfum (Khalouq) à dominante de safran (annonçant à cette occasion l'interdiction de la coutume jahilite consistant à enduire la tête de l'enfant de sang). II ordonna enfin, que l'on procède à la circoncision du nouveau-né.

L'ensemble des rites que le Messager pratiqua à l'occasion de la naissance de son petit-fils seront désormais des Traditions que les Musulmans suivront.

L'Amour du Prophète pour al-Hassan

Si la naissance d'al-Hassan et avant elle le mariage de ses parents étaient deux occasions pour le Prophète de fixer à travers les êtres les plus aimés de son coeur, des Traditions à la Ummah, l'amour qu'il continuera d'exprimer à l'égard de son petit-fils pendant les quelques années qu'il lui restait à vivre, lui permettra de tracer aux Musulmans beaucoup d'autres lignes de conduite et d'apporter à ce dernier (al-Hassan) les premiers éléments indispensables à l'équilibre de la personnalité.

En effet, le tendre baiser et la douce étreinte dont le grand-père a couvé le nouveau-né le jour de sa naissance inaugura une période de plus de sept ans au cours de laquelle le Prophète ne manquera aucune occasion d'entourer al-Hassan de son amour, de ses bons soins, de sa tendresse, de ses caresses et de toutes sortes de marques d'affection.

Cet amour et cette affection du Messager pour le premier descendant de la "Maison du Message" étaient devenus d'autant plus de notoriété publique qu'ils contrastaient avec l'attitude généralement assez distante d'un père envers son enfant dans les milieux bédouins de l'époque.

Ainsi, un jour, un bédouin voyant le Prophète embrasser, étreindre et renifler[14] le petit al-Hassan, dit à son adresse: «Moi aussi j'ai un fils! Mais je ne l'ai jamais embrassé». Le Messager, indigné de cette réflexion, répondit: «Ce n'est pas ma faute si Dieu a ôté la miséricorde de ton coeur».[15]

On dirait que chaque fois que le Prophète laissait déborder ses sentiments d'affection envers son petit-fils devant les visiteurs ou les Compagnons, il tenait à faire passer un message ou un enseignement aux Musulmans. Les exemples suivants confirment l'exemple précédent à cet égard:

Selon Abou Hurayrah cité par l'imam Ahmad:

Un jour le Prophète (Ç) est venu nous accueillir en portant al-Hassan et al-Hussayn chacun sur une épaule, et en les embrassant alternativement. Lorsqu'il arriva à notre niveau, un homme lui dit: «Par Dieu, tu les aimes vraiment, Ô Messager de Dieu!» Le Prophète répondit: «Celui qui les aime m'aura aimé et celui qui les déteste m'aura détesté».[16]

Selon al-Barâ' (cité par al-Bukhâri et Muslim):

«J'ai vu le Messager de Dieu porter al-Hassan sur son épaule en disant: "Ô mon Dieu! Je l'aime, aime-le donc"».[17]

Toujours selon al-Barâ' (cité par al-Termithi):

«Un jour voyant al-Hassan et al-Hussayn, le Messager de Dieu (Ç) dit: "Ô mon Dieu! Je les aime, aime-les donc"».[18]

Selon 'Aïchah:

«Le Prophète prenait al-Hassan et l'étreignait en disant: "Mon Dieu c'est mon fils, je l'aime et j'aime celui qui l'aime"».[19]

Selon Osâmah Ibn Zayd, cité par al-Tarmathi:

«J'ai vu le Messager de Dieu porter al-Hassan et al-Hussayn sur ses hanches en disant: "Ce sont mes deux fils et les deux fils de ma fille je les aime! Aime-les donc et aime ceux qui les aiment!"».[20]

Comme on le voit à travers ces témoignages et les témoignages qui suivent, le Prophète aimait tellement al-Hassan qu'il ne pouvait pas résister à l'envie de se prêter à des jeux d'enfant avec lui ou à le faire jouer même en présence de personnes étrangères au cercle familial. Pour attirer et amuser le petit al-Hassan, il tirait sa langue dont la rougeur le faisait rire et se précipiter joyeusement et coquettement vers son grand-père, lequel, ravi, l'étreignait en psalmodiant:

«Je le protège par les mots divins parfaits contre tout Satan, tout oiseau de malheur et tout mauvais oeil».[21]

Ya'lâ Ibn Marrah témoigne à cet égard:

«Un jour nous sommes sortis avec le Prophète pour nous rendre à une invitation. Chemin faisant, le Prophète (Ç) apercevant al-Hassan en train de jouer, accourut vers lui devant tout le monde, ouvrit ses bras, laissant l'enfant passer tantôt par ci tantôt par là, s'amusant avec lui et le faisant rire. Il finit par l'attraper, posant l'une de ses mains sur son cou l'autre sur sa tête. Puis l'étreignant et l'embrassant, il dit:

"Hassan est de moi et je suis de lui. Dieu aimera celui qui aura aimé al-Hassan"».[22]

Même lorsque le Prophète se trouvait en plein devoir religieux ou en pleine réunion publique, il évitait de contrarier son petit-fils et de le priver de son affection, comme s'il voulait signifier à la Ummah que cette affection n'était pas seulement une affaire personnelle. Ainsi, un jour, pendant que le Messager de Dieu faisait une prédication du haut de sa chaire et qu'il vit al-Hassan et son petit-frère al-Hussayn se diriger vers lui en se faufilant entre l'assistance et en trébuchant dans leurs longues chemises qui entravaient leurs pas, il interrompit son prône et descendit de la chaire pour les porter sur ses genoux et s'adressant à l'auditoire, il dit comme pour s'excuser: «Certes, Dieu et Son Messager ont dit la vérité: "Vos biens et vos enfants constituent une tentation pour vous..."»[23] et d'ajouter, comme pour se justifier: «Mais voyant ces deux enfants trébucher en marchant, je n'ai pu m'empêcher d'interrompre ma parole pour les porter».[24]

L'enfant al-Hassan, se sentant très dorloté et choyé par son grand-père, ne se privait guère du plaisir de venir jouer avec lui même aux moments les plus délicats de recueillement et de culte. Il montait par exemple sur le dos du prophète lors d'une prosternation (sujûd), le Messager le laissait faire jusqu'à ce qu'il descende de lui-même. Bien plus, pendant une génuflexion (rukû')[25], remarquant que l'enfant essayait de passer entre ses jambes, il les écartait pour lui faire un passage. Parfois, dès qu'il pliait les genoux pour se prosterner, al-Hassan se jetait sur son épaule. Si on essayait de l'en écarter, le Prophète faisait signe de le laisser faire.[26]

Les Compagnons s'étonnaient souvent de ce traitement hors du commun que le Prophète réservait à son petit-fils et de l'attachement exceptionnel qu'il éprouvait pour lui, et ils ne manquaient pas de le lui faire remarquer. Le Messager de Dieu saisissait chaque fois l'occasion pour souligner à leur attention la place toute particulière qu'al-Hassan occupait dans son coeur et la nécessité pour les Musulmans d'en tenir compte.

Selon Abou Bakr, cité par al-Hâfidh Abi Na'îm:

«Un jour pendant que le Prophète (Ç) conduisait notre prière, al-Hassan, petit enfant à l'époque, est venu monter tantôt sur son dos tantôt sur son cou le Prophète (Ç) l'enlevait alors très doucement. Lorsqu'il finit sa prière, les fidèles lui dirent: "Ô Messager de Dieu! Ce que tu fais pour cet enfant tu ne le fais pour personne d'autre!". Le Prophète (Ç) répondit:

"Celui-ci (al-Hassan) est mon bouquet de fleurs"».[27]

Si l'amour inégalé du Prophète (Ç) pour son petit-fils s'exprimait tantôt par des baisers, des caresses et par toutes sortes de dorlotement, tantôt par une nourriture spirituelle consistent, comme nous l'avons vu à plusieurs reprises, en des supplications[28] qu'il adressait à Dieu en sa faveur, ou en des formules sacrées qu'il lui inculquait en les soufflant dans ses oreilles[29], cet amour, le Messager de Dieu (Ç) l'exprimait parfois par des gestes paternels encore plus pathétiques; par exemple, en trempant de sa salive les lèvres d'al-Hassan pour étancher ou tromper sa soif. C'est ce qui se produisit un jour de l'an de la soif où Fâtimah al-Zahrâ' angoissée par la souffrance de ses deux enfants haletants de déshydratation, les apporta à leur grand-père, lequel faute de mieux, leur offrit sa langue pour qu'ils la sucent et se soulagent.

Ce geste montre d'ailleurs une autre facette de la grande affection du Prophète pour al-Hassan. En effet si une immense joie emplissait le coeur du Prophète chaque fois qu'il voyait son petit-fils jubilant, une immense tristesse lui fendait le coeur chaque fois qu'il le sentait souffrant. C'est pourquoi dès qu'il entendait al-Hassan ou son frère pleurer, il appelait Fâtimah al-Zahrâ', en lui disant: «Pourquoi cet enfant pleure-t-il? Ne sais-tu pas qu'il m'est pénible de le voir pleurer».[30]

D'autre part le Prophète (Ç) se sentait si attaché à son petit-fils qu'il supportait difficilement de s'en séparer lorsque les circonstances de l'appel exigeaient qu'il s'absentât. Aussi tenait-il à amener avec lui al-Hassan et son frère au moins pendant ses courts déplacements, les mettant sur sa monture, l'un devant lui, l'autre derrière, évitant ainsi qu'ils ne lui manquent et qu'il ne leur manque durant son absence.

Les cajoleries auxquelles al-Hassan a eu droit de la part de son grand-père étaient si fréquentes qu'elles restèrent gravées dans la mémoire de tous ceux qui avaient eu le privilège de fréquenter le Prophète. Ainsi Abou Hurayrah rencontrant un jour al-Hassan, bien après la disparition de son grand-père, le saisit et dit: «Laisse-moi t'embrasser là où j'ai vu le Messager de Dieu (Ç) t'embrasser», et l'embrassant sur le nombril, il témoigne: «J'ai vu de mes propres yeux al-Hassan tenir de toutes ses mains celles du Prophète (Ç) et poser ses pieds sur les siens; et j'ai entendu alors de mes propres oreilles le Prophète lui réciter cette berceuse: "Petit nain, petit nain..."; après quoi al-Hassan escaladait (le corps du Prophète) jusqu'à ce qu'il posât ses pieds sur la poitrine de son grand-père, lequel l'embrassait sur sa bouche».

L'IMAM AL-HASSAN DANS LA SUNNAH ET SA PLACE

(celle d'Ahl-ul-Beyt) DANS LE CORAN

A) La présence du Prophète (Ç) dans la personne et la personnalité d'al-Hassan

«Le Messager de Dieu a veillé sur al-Hassan avec ses yeux et son coeur, car il était un morceau de son existence, une brillance de son âme et un portrait qui le décrivait et l'exprimait. Il l'a entouré d'un tel amour et d'une telle tendresse qu'il fut la pureté même, qu'il se dépouilla de toute tendance à la brutalité, que la clémence devint la plus saillante de ses qualités, et la philanthropie le plus sublime de ses sentiments».

M. J. Fadhlallah[31]

Al-Hassan perdit son grand-père à l'âge de 8 ans. Le Prophète (Ç) n'aura donc veillé sur son petit-fils que pendant la phase de sa première enfance. Mais la présence active du Messager tout au long de cette phase importante de son éducation joua un rôle primordial dans la formation de sa forte personnalité, dans la noblesse de son caractère, dans la perfection de sa conduite islamique. En effet, la passion, l'affection et la tendresse presque anachroniques - à l'époque - que le Prophète manifesta envers al-Hassan s'avérèrent être non seulement la simple expression de l'amour naturel d'un grand-père envers son premier "fils" ou descendant, mais elles traduisirent surtout la volonté du Messager d'assurer à ce dernier une éducation exemplaire.

On peut dire à cet égard que bien avant les psychologues et les éducateurs modernes, l'Islam avait attiré l'attention sur l'importance de la phase de la première enfance dans la formation et l'équilibre de la personnalité de l'individu d'une part, sur les besoins affectifs de l'enfant dans cette phase d'autre part. Il suffit de jeter un coup d'oeil sur les hadith du Prophète - et de ses successeurs, les Imams d'Ahl-ul-Bayt - concernant ce sujet, pour s'en convaincre. Mais ce qui nous importe ici, c'est de noter qu'al-Hassan fut le premier enfant à recevoir une éducation islamique parfaite pendant cette phase, puisque c'est le Prophète de l'Islam, lui-même, qui en fixa, orienta et dirigea les grandes lignes.

En effet, lorsqu'on passe en revue les préceptes de l'Islam, relatifs à cette phase de l'éducation de l'enfant, on peut remarquer que trois grandes lignes s'en détachent et que l'application de celles-ci apparaît d'une façon évidente dans le comportement du Prophète (Ç) vis-à-vis de son petit-fils:

1- C'est une phase pendant laquelle l'enfant doit être entouré de tendresse, d'amour, de caresses. En témoigne, entre bien d'autres, cette remarque que le Prophète avait faite à propos d'un bédouin qui se vantait de n'avoir jamais embrassé ses enfants: «Pour moi, dit le Messager, cet homme est au nombre des habitants de l'Enfer»[32] et pour traduire sa parole en acte, on a vu combien le Prophète s'attachait à caresser et à embrasser al-Hassan chaque fois qu'il se trouvait en sa présence.

2- C'est une phase de jeu pendant laquelle l'enfant doit être encouragé dans son désir naturel de jouer. Le Prophète dit à ce propos: «Celui qui a un enfant doit rajeunir pour lui».[33] Et passant de la parole à l'acte, le Prophète, comme nous l'avons vu, n'hésitait pas à tirer la langue ou jouer au chameau pour amuser al-Hassan.

3- C'est une phase pendant laquelle il convient d'éviter autant que possible de contrarier l'enfant dans ses désirs innocents par souci de lui apprendre la bienséance. En effet le Prophète dit à cet égard: «L'enfant est maître[34] pendant les sept premières années (de sa vie) et esclave[35] pendant les sept années suivantes».[36]

Là encore nous retrouvons l'application parfaite du premier terme de ce principe dans la conduite du Prophète lui-même vis-à-vis de son petit-fils, puisqu'il refusait qu'on empêche ce dernier de monter sur son dos pendant qu'il priait, ou de venir s'asseoir sur ses genoux pendant qu'il prêchait en séance publique.

Mais si l'enfant n'est pas particulièrement disposé à recevoir des instructions pendant cette phase, il est en revanche très réceptif aux gestes, aux paroles et à la conduite de ceux qui savent le couver de leur amour et de leur tendresse. Rien de plus normal dès lors de remarquer combien (la conduite d'al-Hassan) et ses traits de caractère étaient imprégnés des traces de son grand-père et combien il se montrera attaché aux souvenirs du Prophète, gravés dans sa mémoire, tout au long de sa vie.

Les références fréquentes au Prophète («mon grand-père, le Messager de Dieu a dit ceci..., mon grand-père le Messager de Dieu a dit cela...») dont il ponctuait toujours ses paroles et ses actes sont à cet égard très significatives.

A côté des qualités morales qu'il a reçues du Prophète pendant sa première enfance, al-Hassan tenait également de son grand-père, par l'hérédité, ses principaux traits physiques. Ainsi ayant cumulé par l'hérédité et l'éducation la plupart des caractères physiques et moraux de son grand-père, sa personne et sa personnalité présentaient aux Compagnons et aux Musulmans l'image vivante du Prophète. Cette image en dit assez sur la position dont il jouira auprès de la Ummah pour le restant de sa vie. Les quelques témoignages suivants nous permettent de nous faire une idée plus concrète de cette image et de cette position:

Selon al-Ghazâlî (dans Al-Ahyâ')[37]:

«Le Prophète (Ç) dit à al-Hassan: "Tu me ressembles dans la création et les caractères"».

Selon al-Mufîd (dans Al-Irchâd)[38]:

«Al-Hassan ressemblait plus que quiconque dans la création, la physionomie, la conduite et la grandeur, au Prophète».

Selon Ibn Mâlik[39]:

«Personne ne ressemblait autant qu'al-Hassan Ibn 'Alî au Messager de Dieu».

Selon al-Madâ'inî[40]:

«Al-Hassan Ibn 'Alî, fils aîné de 'Alî était un Sayyed (noble descendant du Prophète; seigneur), généreux et clément; le Messager de Dieu l'aimait beaucoup».

Selon Ibn Hajar al-Haythami (dans ses Çawâ'iq)[41]:

«Al-Hassan (paix soit sur lui) était un Sayyed généreux, clément, doux, prestigieux, respectable, d'une grande largesse et très loué».

Selon Wâçil ibn 'Atâ[42]:

«Al-Hassan Ibn 'Alî avait les traits du Prophète et le prestige des rois».

Selon Al-Tabarsi[43] (dans "'Alâm al-Warâ"):

«Personne après le Prophète n'a atteint le degré d'honorabilité qu'avait atteint al-Hassan Ibn 'Alî: lorsqu'il se trouvait à la porte de sa maison, le passage s'interrompait et personne n'osait plus passer devant lui. Al-Hassan constatant cela, rentrait à la maison, et les gens reprenaient leur chemin».

Et (Al-Tabarsi) d'ajouter[44]: Mahommad Ibn Is-hâq raconte:

«Je l'ai vu un jour sur la route de la Mecque. Lorsqu'il descendit de sa monture et se mit en marche, personne ne manquait de lui emboîter le pas. J'ai vu même Sa'ad Ibn Abi Waqqaç[45] descendre de sa monture et marcher à ses côtés.»

Ce même Is-hâq nous laisse deviner par un autre témoignage combien la personnalité d'al-Hassan était charismatique:

«De tous ceux qui prenaient la parole chez moi, personne ne suscitait en moi autant qu'al-Hassan Ibn 'Alî le plaisir de l'écouter et le désir de le laisser parler indéfiniment. Jamais je ne l'ai entendu prononcer un mot grossier».[46]

C'était aussi une personnalité qui commandait le respect des plus notables des Compagnons du Prophète, puisque même Ibn 'Abbas ce vieux Compagnon qui se détachait par son prestige et sa position privilégiée auprès du Prophète, n'hésitait pas à tenir l'étrier pour l'Imam al-Hassan lorsque celui-ci voulait enfourcher sa monture.[47]

Et lorsqu'on sait qu'Abou Hurayrah lui-même s'adressait à al-Hassan par le titre: "Mon Maître" malgré la grande différence d'âge qui séparait le Compagnon et le petit-fils du Prophète, on comprend combien le premier fils de "la Maison du Message", était révéré par la Ummah.

Il reste à noter que le respect qu'inspirait la personnalité d'al-Hassan se trouvait renforcé par le prestige de l'ensemble de son ascendance. Le second Calife-Bien-Dirigé, 'Omar Ibn al-Khattab lui-même, nous apprend que personne, même pas son propre fils, ne pourrait se mesurer à al-Hassan, quant à la noblesse de son ascendance.

En effet, selon certains récits un jour, distribuant des allocations aux Musulmans, 'Omar Ibn al-Khattab donna à al-Hassan et à son frère al-Hussayn, chacun 10,000 dirhams, alors qu'il n'attribua à son fils 'Abdullah, que mille dirhams; ce dernier se sentant lésé, dit à son père avec amertume:

«Tu connais mon ancienneté dans l'Islam... Comment as-tu donc pu préférer à moi ces deux garçons?» Sans tarder, son père répliqua avec colère: «Malheur à toi, ô 'Abdullah! Peux-tu prétendre à un grand-père comme le leur, un père comme le leur, un oncle maternel comme le leur, une tante maternelle comme la leur, un oncle paternel comme le leur, une tante paternelle comme la leur?! Leur grand-père est le Messager de Dieu! Leur père est 'Alî, leur mère est Fâtimah, leur grand-mère est Khadijah, leur oncle maternel est Ibrâhim, leurs tantes maternelles sont Zaynab, Ruqayyah et Om Kalthûm, leur oncle paternel est Ja'far Ibn Abî Tâlib, leur tante paternelle est Om Hâni, fille d'Abou Tâlib».[48]

B) Et sa place (celle d'Ahl-ul-Beyt) dans le Coran

En outre, si les premiers Compagnons du Prophète tenaient son petit-fils en si haute estime c'est parce qu'ils savaient que ce dernier faisait partie des rares privilégiés dont la vertu et la pureté sont attestées même dans le noble Coran, lequel est la constitution de la Ummah. En effet selon un hadith authentique et sain (rapporté entre bien d'autres par: Muslim dans son "Çahih", al-Tarmidi dans son "Çahih", al-Nissâ'ï dans "Al-Khaçâ'iç", al-Tabari dans son "Tafsir")[49]:

«Le Prophète a couvert un jour 'Alî[50], Fâtimah[51], al-Hassan et al-Hussayn d'un voile et dit:

"Ô mon Dieu! Ce sont les gens de ma maison! Eloigne donc d'eux la souillure et purifie-les totalement". Et c'est pour exaucer cette prière du Prophète que Dieu descendit le fameux "Verset de Purification" annonçant la pureté des Ahl-ul-Bayt (les Gens de la Maison) et leur dépouillement de toute souillure:

«Ô vous, les Gens de la Maison (Ahl-ul-Bayt)! Dieu veut éloigner de vous la souillure et vous purifier totalement». (Sourate Al-Qhzâb, 33: 33)

Selon al-Samhoudî[52] et selon l'imam Ahmad Ibn Hanbal (citant Anas)[53]: «le Prophète venait chaque matin à la porte de 'Alî, Fâtimah, al-Hassan et al-Hussayn, et, tenant les deux poteaux (de la porte), il s'écriait trois fois "à la Prière", et de réciter ce Verset coranique (précité)».

Il y a un autre Verset coranique qui atteste de la place privilégiée de l'Imam al-Hassan auprès de Dieu: il s'agit du Verset de Mubâhalah:

«Si quelqu'un te contredit après ce que tu as reçu en fait de science, dis: "Venez! Appelons nos fils et vos fils, nos femmes et vos femmes, nous-mêmes et vous mêmes: nous ferons alors une exécration réciproque en appelant une malédiction de Dieu sur les menteurs"». (Sourate, Âle 'Imrân, 3: 61)

Les interprètes du Coran affirment que ce Verset fut révélé lorsque, les chefs chrétiens de l'église de Najrân ayant engagé une discussion avec le Prophète sur la religion, s'entêtèrent à récuser ses arguments irréfutables. Selon al-Baydhâwi al-Sinni al-Ach'ari[54] interprétant ce Verset:

«Le Prophète portant al-Hussayn, tenant la main d'al-Hassan et laissant Fâtimah marcher derrière lui et 'Alî derrière elle, leur dit: "Si je prie dites: Âmen". Observant cette scène, l'archevêque des Chrétiens s'écria: "Ô Chrétiens! Je vois des visages qui, s'ils demandent à Dieu de déplacer une montagne, il le fera. N'invoquez donc pas l'exécration, sinon vous périrez tous". Aussi consentirent-ils à payer le tribut légal au Prophète...».

Dans ce Verset, comme on le remarque, al-Hassan et al-Hussayn sont désignés par "nos fils", le Prophète et 'Alî par "nous-mêmes" et Fâtimah par "nos femmes", celle-ci étant considérée comme la représentante de toutes les femmes Musulmanes.

DU PROPHÈTE (Ç) À SON CONTINUATEUR, L'IMAM 'Alî

Al-Hassan doit cette personnalité prestigieuse et cette place privilégiée auprès de la Ummah non seulement à l'apport éducatif direct du Prophète, limité aux sept premières années de sa vie, mais aussi et surtout à la continuité de cet apport, continuité assurée par la présence de l'Imam 'Alî à ses côtés durant toutes les phases de développement de sa personnalité.

Si dans la phase de la première enfance d'al-Hassan - où l'éducation consiste en un milieu sain et un climat d'amour, de tendresse et de tolérance dans lequel évolue l'enfant - le Prophète (Ç) et Fâtimah al-Zahrâ' formaient avec l'Imam 'Alî ce milieu et assuraient ce climat; à partir de sa seconde enfance qui coïncida avec le décès de son grand-père et de sa mère (à huit mois d'intervalle)[55]et où commencent les phases de l'apprentissage et de l'acquisition des connaissances[56], l'Imam 'Alî deviendra son principal maître et éducateur et veillera sur sa formation et sur le perfectionnement de sa personnalité et de son expérience jusqu'à l'âge de 37 ans.[57]

Or, quel meilleur maître et quel meilleur continuateur de l'oeuvre éducative du Prophète que celui dont le Messager de Dieu (Ç) dit: «Je suis la cité du savoir, 'Alî en est la porte», celui qui fut éduqué lui-même par le Prophète et dans la "Maison de la Révélation", celui enfin à qui ce dernier "n'avait rien à cacher des secrets du Message": «Vous connaissez ma proche parenté avec le Messager et ma position particulière auprès de lui», rappela l'Imam 'Alî un jour:

«Il me mettait dans son giron lorsque j'étais tout petit. Il me serrait contre sa poitrine, m'entourait dans son lit, me faisant toucher son corps et sentir son odeur. Il mâchait les aliments avant de me les mettre dans la bouche. Il ne m'a jamais entendu mentir, ni ne m'a jamais vu commettre une faute dans mes actes. Chaque jour il m'apprenait davantage de sa morale et m'ordonnait de suivre son exemple. Chaque année il m'amenait à Herâ'[58], où je le voyais alors que personne d'autre n'avait ce privilège. En ces temps-là, l'Islam réunissait sous un même toit, le Messager, Khadijah et moi le troisième. J'y voyais la lumière de la Révélation et du Prophète, et j'y sentais le souffle de la Prophétie».[59]

II n'y aura donc aucune rupture dans l'éducation prophétique de l'Imam al-Hassan après le décès de son grand-père. Ce que le Prophète n'a pas eu le temps d'achever (dans l'éducation d'al-Hassan) l'Imam 'Alî le fera avec d'autant plus de compétence et de pertinence qu'il avait été lui-même éduqué et formé par le Messager et qu'il avait acquis son savoir sous sa direction.

Ainsi, "l'esprit du Message" et "le souffle du Prophète" continueront d'enrichir la personnalité d'al-Hassan et de perfectionner sa formation en vue d'assurer la succession de la Direction de la Ummah après la mort de l'Imam 'Alî.

Entre la mort du Prophète et celle de l'Imam 'Alî, une trentaine d'années s'écouleront pendant lesquelles l'Imam al-Hassan restera toujours présent aux côtés de ce dernier sur l'avant-scène de la direction de l'Etat islamique, et aura de ce fait toutes les occasions de puiser dans l'immense savoir islamique de son père, de manifester ses qualités transmises par le Prophète ou acquises auprès de son père, et d'être rompu aux affaires de la direction de l'Etat islamique.

Sous le Califat d'Abou Bakr et de 'Omar

Sous le Califat d'Abou Bakr et de 'Omar, où al-Hassan traverse sa seconde enfance et son adolescence, les historiens passent souvent sous silence les rapports entre ces deux grands Compagnons et le petit-fils du Prophète. Toutefois comme nous avons déjà pu l'apercevoir ça et là, aussi bien le premier que le second Califes-Bien-Dirigés ont à diverses occasions exprimé leur estime pour celui qui évoquait chez eux le souvenir du Prophète, et rappelé à la Ummah la place privilégiée qu'il occupait auprès du Messager de Dieu.

Sous le Califat de 'Othman

C'est surtout à partir du Califat de 'Othman qu'al-Hassan, déjà mature et dépassant la vingtaine, commence à donner la mesure de sa personnalité et à présenter les signes d'un futur digne successeur du Messager. Jour après jour, les principes et les qualités que lui avaient transmis et inculqués son grand-père et son père devenaient plus évidents.

Auréolé du prestige du Prophète et imprégné du savoir, de l'éloquence et du courage de l'Imam 'Alî, il conquit vite une place de choix dans les premiers rangs des compagnons et des grandes figures de la Ummah. Grand connaisseur de la Chari'a, esprit judicieux, combattant et défenseur intransigeant de l'intégrité du message et de la Sunna du Prophète, il participa par ses actes et ses opinions aux affaires de l'Etat islamique et à la défense de son unité et de son intégralité.

S'il fut souvent présent dans les séances du Calife, il ne manqua pas de s'engager dans les armées islamiques qui s'apprêtaient à traverser le Maghreb et la lointaine Afrique pour le besoin de la cause islamique.

A diverses occasions, l'Imam al-Hassan montra en présence de 'Othman et de hauts dignitaires de la Ummah qu'il était un homme d'ijtihâd (jugement personnel déduit des préceptes de la Chari'a) et qu'il avait son mot à dire concernant les grandes affaires de l'Etat islamique. Aussi n'hésitait-il pas à dire son mécontentement de certains de l'entourage du Calife, tels les ex-Tulaqâ' qui passaient souvent outre aux règles de la Chari'a.

Mais ce souci de préserver l'expérience de tout ce qui constituerait un accroc à la morale islamique n'empêchait pas al-Hassan de manifester, sous l'impulsion de son père, et dès les premières années de sa maturité, un autre souci majeur: sauvegarder l'unité de l'Islam.

Aussi son mécontentement à l'égard de l'entourage de 'Othman ne le détourna-t-il pas de son devoir de défendre ce dernier, Calife officiel des Musulmans et symbole de leur unité, et de se tenir à ses côtés, prêt à se sacrifier pour le protéger contre les masses des contestataires qui, exaspérés par la corruption prolongée du gouvernement, s'apprêtaient à attenter à sa vie.

Ainsi, dès la première heure où s'est déclenchée l'émeute qui allait déboucher sur l'assassinat de 'Othman, al-Hassan fut parmi les rares médinois qui se sont battus contre les rebelles.

Lorsque, par la suite, 'Othman se voyant assiégé, écrit à l'Imam 'Alî pour l'informer de la gravité de sa situation, celui-ci malgré sa brouille avec le Calife, dépêcha al-Hassan à la tête d'un groupe de ses partisans et proches, avec armes et munitions, en leur demandant de garder la maison du Calife.

Et s'adressant à ses deux fils, il leur dit: «Prenez vos épées et tenez-vous près de la porte de la maison de 'Othman. Empêchez quiconque de l'atteindre».[60] Ainsi, al-Hassan et les siens furent là encore les premiers à venir au secours du Calife assiégé lorsque le danger commençait à se préciser.

Cette attitude suscita la gêne de quelques Compagnons restés les bras croisés et conduisit certains d'entre eux, tels Talhah et al-Zubayr, à mobiliser leurs fils, pour ne pas être accusés de manquement à la solidarité.

Paré de son épée et de tout un équipement de guerrier, al-Hassan entra chez 'Othman et lui fit savoir sa détermination à le défendre jusqu'au bout. Ce dernier, touché par cette bonne intention, protesta: «Non, rentre chez toi! J'attends que Dieu décide de mon sort».

Mais ayant reçu de son père l'ordre formel de ne quitter 'Othman sous aucun prétexte, al-Hassan se tourna vers les assiégeants et chargea avec ses compagnons pour les disperser.

Le Calife toujours soucieux de ne pas mettre en danger la vie de ses défenseurs cria à leur adresse: «Par Dieu, par Dieu! Vous êtes dégagés de l'obligation de me soutenir. Celui qui croit me devoir obéissance, doit rester chez lui, car les gens en veulent à moi personnellement».

Et voyant al-Hassan s'acharner contre les rebelles malgré sa blessure, il le supplia: «Ô neveu! Ton père doit être en plein chagrin. Je t'adjure d'abandonner ...».

Dans le camp des révoltés les flèches des combattants en colère continuaient à se diriger en direction de la maison de 'Othman. Les assiégeants ayant remarqué la blessure du petit-fils du Prophète et craint par conséquent que cela ne provoque la mobilisation générale des Banî Hâchim61] s'éloignèrent momentanément.

Le Calife pour sa part resta à la maison et continua à adjurer la poignée d'hommes venus à son secours de se retirer, ce que la plupart d'entre eux finirent par faire. Quant à al-Hassan, ni sa blessure ni les adjurations de 'Othman ne purent entamer sa détermination de veiller à la sécurité du Calife.

Aussi resta-t-il avec quelques autres notables devant la porte du Calife pour barrer la route aux rebelles. Ceux-ci appréhendant un affrontement généralisé avec les Hâchimites, finirent par contourner la maison de 'Othman pour éviter un accrochage risqué avec les défenseurs du Calife, et la pénétrèrent en l'escaladant.

Lorsqu'al-Hassan et son frère, se rendant compte de la manoeuvre des assaillants, se précipitèrent à l'intérieur de la maison califale, ils furent consternés en trouvant 'Othman déjà assassiné.

SOUS LE CALIFAT DE L'IMAM 'Alî

Lorsque l'Imam 'Alî accéda au Califat, al-Hassan était déjà en pleine maturité et comptait parmi les grandes figures de proue de la Ummah. Dépassant la trentaine, il avait pu au fil des ans renforcer sa position de premier descendant chéri du Prophète, de l'Imam 'Alî et de Fâtimah, par l'acquisition d'un savoir immense et d'une expérience solide auprès de son père, dans tous les domaines de la vie islamique. Ce savoir et cette expérience, il aura l'occasion de les mettre en pratique et de les enrichir encore plus durant les quatre années que durera le Califat de son père dont il devint le bras droit et le second.

En effet si l'Imam 'Alî ne cessa de prodiguer à son fils conseils et recommandations pendant les dernières années de sa vie, il lui laissa parallèlement toute latitude de mettre en évidence ses capacités et ses compétences. Ainsi, malgré son souci de préserver la vie d'al-Hassan pour assurer la succession de l'Imamat, il le gardait à ses côtés pendant toutes les batailles, d'al-Jamal à al-Nahrawân en passant par al-Khawârij qu'il livrait aux dissidents et aux sécessionnistes.

Lorsqu'il avait besoin d'envoyer un messager ou un représentant auprès des Musulmans, pour une mission importante, il faisait appel à l'Imam al-Hassan. Le meilleur exemple en est son envoi en Irak à la tête d'une haute délégation - comprenant des personnalités de premier ordre, tels que 'Ammâr Ibn Yâssir, Qays Ibn Sa'ad, 'Abdullâh Ibn 'Abbâs - lorsque quelques dissidents (entre-autres, Talhah et al-Zubair) refusèrent de se soumettre au Califat de l'Imam 'Alî et préparèrent une révolte contre son autorité.[62]

Cette mission était d'autant plus délicate qu'il s'agissait de défaire un tissu de mensonges abjects, perfidement tramé et visant à faire croire (à des Musulmans qui se trouvaient loin du théâtre des événements) que l'Imam 'Alî aurait eu une responsabilité quelconque dans l'assassinat de 'Othman.

Et la situation était d'autant plus dangereuse que l'expérience islamique risquait d'être minée de l'intérieur, surtout après que les séquelles de la jahiliyyah (l'époque pré-islamique) furent parvenues à avancer certains de leurs pions sur l'échiquier politique.

Al-Hassan avait pour mission non seulement de convaincre les Irakiens de ne pas rallier la dissidence, mais aussi de les mobiliser en vue de défendre le Calife légitime et légal.

L'Imam 'Alî savait qu'une telle mission requérait la présence d'une personnalité convaincante et au-dessus de tout soupçon, et d'une autorité compétente et digne de confiance. En désignant al-Hassan pour accomplir cette tâche, l'Imam 'Alî savait que son fils possédait mieux que quiconque les qualités requises à cet égard.

Dès son arrivée en Irak, al-Hassan s'est appliqué d'abord à désarmer par des arguments irréfutables les fauteurs de troubles et les semeurs de doute, et à contrecarrer leur action.

Ainsi, s'adressant à Abu Mussâ, il lui dit: «Pourquoi t'ingénies-tu tant à monter les gens contre nous?». On n'a rien à craindre d'un homme irréprochable comme Amîr al-Mu'minîn[63] "l'Imam 'Alî". Puis il lut du haut de sa chaire la lettre que l'Imam 'Alî adressait aux Musulmans:

«Je me trouve en position ou bien d'injuste ou bien de victime d'injustice, ou bien d'oppresseur ou bien d'opprimé. J'adjure donc tout homme auquel parvient cette lettre de ne pas rester indifférent à mon égard. S'il juge que je suis victime d'injustice, qu'il vienne à mon aide, et s'il me trouve injuste, qu'il me demande des comptes».

Après la lecture de ce message, al-Hassan prononça le discours suivant:

«Ô gens! Nous sommes venus vous appeler au livre de Dieu et à la Sunna de Son Prophète, à vous réunir autour du plus compétent des jurisconsultes musulmans, du plus juste de ceux que vous considérez comme justes, du plus préféré de ceux que vous préférez, du plus fidèle de ceux à qui vous prêtez serment d'allégeance, de celui à qui le Coran n'a rien reproché et que la Sunna n'a pas ignoré, de celui dont l'antécédent glorieux ne l'a pas détourné des combats, de celui que Dieu et Son Messager ont doublement approché: par le lien de la religion et par le lien de parenté (avec le Prophète), de celui qui devançait les gens vers tout bienfait, de celui par qui Dieu a donné suffisance à Son Messager alors même que les gens brillaient par leur défection: il s'approchait de lui lorsqu'ils s'en éloignaient, il priait avec lui, alors qu'ils le fuyaient, il livrait des combats en duel à ses côtés alors qu'ils l'abandonnaient, il croyait en lui lorsqu'ils le traitaient de menteur; de celui dont aucun témoignage n'était jamais contesté et dont aucun des bons antécédents n'était jamais récompensé! Le voici qui vous demande de l'appuyer, vous appelle au bon droit, vous ordonne de vous diriger vers lui pour vous solidariser avec lui et le soutenir contre des gens qui ont violé la prestation de serment d'allégeance qui lui avait été faite, qui ont tué les gens pieux parmi ses compagnons, qui ont profané les cadavres de ses représentants qui ont pillé sa trésorerie! Que Dieu vous couvre de Sa Miséricorde. Suivez donc son exemple, ordonnez le bien, interdisez le mal...»

Bien qu'il fût souffrant ces jours-là (il était obligé d'appuyer son dos contre une colonne lorsqu'il prononçait ses discours) sa maladie n'avait guère entamé sa combativité à ces moments on ne peut plus cruciaux de la vie du message. Il poursuivit sa campagne d'explication et de mobilisation et multiplia ses interventions publiques pendant plusieurs jours, sans se laisser décourager par les efforts de désinformation et de démobilisation menés perfidement et sans répit par les ennemis de la famille du Prophète.

Tout en étant à même d'empêcher manu-militari les perturbateurs de continuer à le contrarier dans sa mission, sa nature douce l'amena à compter sur la force de sa personnalité, son courage, son éloquence, sa détermination et ses capacités de persuasion, pour annihiler les effets de l'action malveillante d'Abu Mussâ et de ses semblables. Tout au long de sa campagne, il se montra digne de la confiance qu'avait mise en lui l'Imam 'Alî.

Sa détermination et son sens du devoir ont eu raison de tous les obstacles - notamment son état de santé et l'oeuvre d'obstruction des agents de la rébellion - qui se sont dressés devant lui. Ayant terminé sa campagne d'explication, il s'adressa une dernière fois aux fidèles pour leur rappeler leur devoir d'aller rejoindre avec lui l'armée du Calife: «Je pars. Vous pouvez voyager soit avec moi par monture, soit par bateaux».

La réponse à son exhortation ne se fit pas attendre. Neuf à douze mille hommes répondirent à l'appel. Ils se dirigèrent vers l'armée du commandeur des croyants, l'Imam 'Alî, à Thî-Qâr (sud-ouest de l'Irak) par voie terrestre et par le fleuve du Tigre.

Al-Hassan s'affirmait jour après jour beaucoup plus comme l'aide vigilant et le conseiller attentif, puissant et écouté de l'Imam 'Alî, que comme un simple fils obéissant passif et exécuteur aveugle des ordres et des directives de son père.[64]

Parcourant les théâtres des événements, il jugeait chaque situation sur le terrain et prenait la décision adéquate en représentant plénipotentiaire de son père.

Ainsi, quelques jours avant la bataille de Çiffine, ayant pressenti une velléité de traîtrise chez Abu Mussâ envers l'Imam 'Alî, al-Hassan n'hésita pas à le destituer sans ménagement en lui disant: «Retire-toi de nous et quitte notre tribune», avant d'écrire à son père pour l'informer des motifs de son initiative.

L'Imam 'Alî ne tarda pas à confirmer et à officialiser la mesure prise par son fils. Il envoya Qardhah Ibn Ka'ab al-Ançâri pour remplacer le gouverneur démis de Kûfa.

De même lorsque les forces de Mu'âwiyeh se dirigèrent vers Çiffine pour combattre le Calife légal, l'Imam 'Alî, et que ce dernier réunit ses combattants pour leur exposer la situation, l'Imam al-Hassan joua un rôle actif dans la mobilisation des Musulmans contre l'agression déviationniste, grâce à ses dons d'orateur et à ses arguments désarmants.[65]

Enfin, c'était encore l'Imam al-Hassan qui s'ingénia à calmer les esprits lorsque, au cours de la bataille de Çiffine, le camp de l'Imam 'Alî devint le théâtre de querelles intestines à la suite d'un stratagème fourbe que Mu'âwiyeh avait imaginé lorsqu'il constata la défaite virtuelle de son armée.

En effet, pour échapper à la défaite cuisante qui attendait ses troupes, Mu'âwiyeh, connaissant les motivations missionnaires et les sentiments religieux qui animaient l'armée de l'Imam 'Alî, propose perfidement qu'on arrête le combat et qu'on en réfère au jugement du Coran pour aplanir le différend qui opposait les deux belligérants.

Une partie de l'armée de l'Imam 'Alî tomba dans le filet que lui tendit Mu'âwiyeh en acceptant sa proposition de désigner deux arbitres, choisis chacun dans un camp, 'Abdullah Ibn Qays (dit Abou Mussâ al-Ach'arî) pour celui de l'Imam 'Alî, 'Amr Ibn al-'Aç, pour celui de Mu'âwiyeh, et ce malgré les réserves et l'avis défavorable de l'Imam 'Alî concernant et l'arbitrage (qui cachait les arrières-pensées malveillantes de Mu'âwiyeh) et la personnalité des deux arbitres (dont le mauvais fond et les antécédents les disqualifiaient pour émettre un arbitrage conforme à l'esprit du Coran et de la Sunna).

Une fois le jugement émis, tout le monde comprit qu'il s'agissait là d'une mascarade, d'une imposture trop évidente pour être assimilée à un arbitrage.

On connaît la suite; conformément aux prévisions de Mu'âwiyeh, l'arbitrage provoqua une levée de boucliers au sein de l'armée de l'Imam 'Alî, qui se scinda en deux parties, s'injuriant l'une l'autre, se jetant l'anathème l'une sur l'autre, se perdant dans des polémiques interminables sur la responsabilité de l'un ou de l'autre des deux arbitres dans le jugement dérisoire qu'ils avaient prononcé.

Là, l'Imam 'Alî décida d'apaiser les passions en demandant à l'Imam al-Hassan de leur faire comprendre que le jugement qui avait provoqué leur querelle était irrecevable et illégal: «Explique leur, mon fils, ce que sont ces deux hommes: 'Abdullah Ibn Qays (al-Ach'ari) et 'Amr al-'Aç».

L'Imam al-Hassan se leva et dit à l'adresse des soldats:

«Ô gens! Vous vous êtes trop disputés à propos de ces deux hommes! Or, alors qu'ils avaient été choisis initialement pour juger, à la lumière du Livre (duquel côté se trouvait) le bon droit, ils se sont évertués à juger le Livre selon leur fantaisie. Celui qui agit ainsi, n'est pas un juge mais un condamné. En fait 'Abdullah Ibn Qays a commis une triple faute lorsqu'il désigna 'Abdullah Ibn (fils de) 'Omar (pour le Califat à la place de l'Imam 'Alî).[66]

»Premièrement, parce que le jugement qu'il a émis est en contradiction avec l'avis du père de ce dernier (c'est-à-dire l'avis du deuxième Calife 'Omar Ibn al-Kkhattab), lequel, le (le Califat) lui (à son fils Abdullah) refusa, ne l'ayant pas mis au nombre des gens de chourâ.[67]

»Deuxièmement, parce qu'il n'a pas demandé à l'intéressé ('Abdullah Ibn 'Omar) son avis (sur sa désignation).[68]

»Troisièment, parce qu'il ('Abdullah Ibn 'Omar) n'a pas réuni les suffrages des Muhâjirines (les Emigrants)[69] et des Ançârs (les Partisans)[70] du consensus unanime desquels découle la désignation d'un Calife....»,[71]

et l'Imam al-Hassan d'ajouter, pour citer l'exemple d'un arbitrage conforme à la Loi islamique:

«Un vrai arbitrage, c'est celui de Sa'ad Ibn Ma'âth, que le Prophète avait désigné comme arbitre, et qui a rendu un jugement satisfaisant pour Dieu. Autrement, le Messager de Dieu l'aurait sûrement récusé».[72]

Al-Hassan - 2ème Imam et 5ème Calife-Bien-Dirigé

Le 19 Ramadân de l'an 40 de l'Hégire, le Khârijite,[73] 'Abdul Rahmân Ibn Muljim frappa l'Imam 'Alî d'un coup d'épée empoisonnée alors qu'il dirigeait la prière du matin à la mosquée de Kûfa. L'Imam 'Alî ne survivera pas à cette blessure mortelle. Il mourra en martyr la nuit du 21 du même mois.

Prédésigné à l'Imamat par le texte (le Prophète ayant dit: al-Hassan et al-Hussayn sont deux Imams, qu'ils soient debout ou assis)[74] et désigné par l'Imam 'Alî, sur ordre du Prophète, pour cette même dignité ou autorité, al-Hassan devint après la mort de son père, le deuxième Imam des Musulmans, c'est-à-dire leur plus haute autorité juridico-religieuse, le représentant et le successeur légal du Prophète, et le gardien du Message.

En effet, de son lit d'agonie, l'Imam 'Alî avant de mourir à la suite du coup d'épée qu'il avait reçu, dit à son fils aîné:

«Ô mon fils! Le Messager de Dieu m'avait ordonné de te désigner pour ma succession et de te remettre mes livres et mon arme, exactement comme il m'avait remis ses livres et son arme. Il m'a également ordonné de t'ordonner de faire de même avec al-Hussayn avant ta mort».

Puis s'adressant à al-Hussayn, il lui dit:

«Et le Messager de Dieu t'a ordonné de faire de même avec ton fils que voici».

Ensuite, prenant la main de 'Alî fils d'al-Hussayn, il lui dit:

«Et le Messager de Dieu t'a ordonné de faire de même avec ton fils Muhammad Ibn 'Alî. Transmets-lui donc la salutation du Messager de Dieu, ainsi que les miennes».[75]

En même temps, étant désigné également pour le Califat officiel aussi bien par la recommandation du 4ème Calife-Bien-Dirigé (l'Imam 'Alî) que par la prestation du serment d'allégeance des Musulmans, comme nous allons le voir, il devint le 5ème Calife-Bien-Dirigé, mais pas pour longtemps.[76]

Avant de revenir au déroulement de cette accession au Califat et d'expliquer par la suite les raisons qui amenèrent al-Hassan à renoncer officiellement à ce poste, il convient de dire quelques mots sur la différence entre l'Imamat et le Califat.

L'Imamat et le Califat

On sait qu'après le décès du Prophète deux thèses se sont opposées l'une à l'autre à propos de sa succession.

La première était celle du "respect scrupuleux du texte". Elle insistait sur la nécessité absolue de respecter scrupuleusement le texte, tout le texte, y compris la partie qui confiait la succession du Messager à l'Imam 'Alî. Elle corroborait son assertion par de nombreux hadith (notamment Hadith al-Dâr, Hadith al-Ghadîr, Hadith al-Manzilah, etc...)[77] reconnus valables par tous les Musulmans et dans lesquels le Prophète désigne explicitement et implicitement l'Imam 'Alî comme successeur.

La seconde thèse ou plutôt courant, était celui de "chourâ". Ses tenants pensaient que la succession du Prophète devait être assurée par une sorte de "chourâ" (consultation) et estimaient que les hadiths précités n'equivalaient pas à une désignation formelle de l'Imam 'Alî.

Ainsi pendant que ce dernier était occupé à assurer le déroulement des différentes cérémonies d'inhumation de la dépouille mortelle du Messager, quelques-uns des tenants de ce courant de "chourâ" se réunirent hâtivement en son absence pour désigner un Calife, un successeur. Ce fut Abou Bakr qui devint ainsi le premier Calife-Bien-Dirigé.

L'Imam 'Alî se sachant investi d'une mission divine que le Prophète lui avait signifiée, consistant avant tout à veiller, avec onze de ses Descendants après lui, issus de la lignée de Fâtimah al-Zahrâ', fille du Prophète, à la sauvegarde du fondement du Message et à la continuation de l'expérience islamique naissante, ne voulait en aucun cas que l'opposition entre les deux thèses se développe et que la division des Musulmans l'emporte sur leur unité. Aussi s'est-il abstenu de tenter d'imposer par la force son bon droit[78] légitime et de s'opposer activement à cette désignation. Les circonstances qui prévalaient et la nature de sa Mission exigeaient sans doute qu'il fût plutôt juge que partie au sein de la Ummah.

Mais si les circonstances l'avaient amené à renoncer provisoirement au pouvoir officiel - lequel est en principe intimement lié à l'autorité juridique et spirituelle en Islam - il ne pouvait en aucun cas se dérober légalement à sa responsabilité définie dans le texte qui le désignait comme premier Imam de la Ummah, c'est-à-dire la référence suprême des Musulmans, surtout en ce qui concerne l'exégèse du Coran, l'explication de la Sunna et la solution des questions jurisprudentielles.

En tout état de cause, personne ne lui contestait ce pouvoir, puisque, même les trois premiers Califes-Biens-Dirigés faisaient appel à lui chaque fois qu'un problème ardu ayant trait aux domaines précités se posait à eux.[79]

Ainsi, si les partisans de la thèse du "respect scrupuleux du texte" ont accepté bon gré mal gré que le pouvoir officiel, le Califat, fût le résultat d'une forme de "chourâ", au lieu d'être confié à ses ayants droit légitimes et légaux, c'est-à-dire à l'Imam 'Alî et après lui, à ceux de ses Descendants, désignés chacun par son prédécesseur, comme le stipule le texte, ils restaient néanmoins fidèles à l'esprit du texte en considérant ceux-ci comme les seuls Imams légaux.

Après l'assassinat du 3e Calife, 'Othman Ibn 'Affan, les Musulmans désignèrent unanimement l'Imam 'Alî comme Calife. C'était donc la première fois que l'Imam légal et le Calife officiel étaient une seule et même personne. L'Imam 'Alî fut ainsi le premier Imam et le 4e Calife-Bien-Dirigé.

Il en fut de même après sa mort pour l'Imam al-Hassan, lequel devint 2e Imam et 5e Calife-Bien-Dirigé.

Désignation et accession au Califat

Le lendemain de la nuit où l'Imam 'Alî rendit l'âme (soit le 21 Ramadhân de l'an 40 de l'hégire) l'Imam Al-Hassan prononça à l'intention des Musulmans endeuillés un discours dans lequel il laissa entendre qu'il était prêt à assumer sa responsabilité et à prendre la direction de la Ummah:

«Cette nuit, un homme vient de mourir. C'était un homme que personne parmi les générations qui l'ont précédé n'a pu dépasser dans aucune action et que personne parmi les générations à venir ne pourra égaler dans aucune action. Il militait aux côtés du Messager de Dieu et le protégeait en exposant sa propre vie au danger. Le Messager de Dieu l'orientait par son étendard, Jibrâ'îl (l'Arachange Gabriel) se mettait alors à sa droite, et Mikâ'îl à sa gauche. Il ne revenait que lorsque Dieu accordait par lui la victoire (aux Musulmans). Il est mort la nuit où Jésus, Fils de Marie fit l'ascension et où Youchi', Fils de Nouh, l'héritier présomptif de Moïse rendit l'âme, en ne laissant comme héritage en tout et pour tout que sept cents dirhams, le reste de sa paie, avec lequel il voulait obtenir un serviteur pour sa Famille.

»Je suis le fils de l'Annonciateur de Bonne Nouvelle. Je suis le fils de l'Avertisseur. Je suis le fils de celui qui appelle à Dieu avec sa permission. Je suis le fils du "Brillant Luminaire". Je suis l'un des Gens de la Maison que Dieu a dépouillés de toute souillure et purifiés totalement[80]. Je suis l'un des Gens d'une Maison dont l'amour est imposé par Dieu dans son Livre où il est dit (à ce propos): "Dis! Je ne vous demande aucun salaire pour cela si ce n'est votre affection envers vos proches. A celui qui accomplit une belle action, nous répondrons par quelque chose de plus beau encore".[81]Or, cette belle action, c'est l'affection envers nous, Ahl-ul-Bayt».

Lorsque l'Imam al-Hassan termina son discours, 'Abdullah Ibn al-'Abbes vint auprès de lui et s'écria: «Ô masses de Musulmans. Voici le fils de la fille de votre Prophète et l'héritier présomptif de votre Imam. Prêtez-lui donc serment d'allégeance».

L'assistance approuva et dit: «Nous éprouvons beaucoup d'affection pour lui et il a beaucoup de droit sur nous».

Sur ce, tout le monde accourut et lui prêta serment d'allégeance en tant que nouveau Calife. Selon la règle en usage à l'époque, il devint donc officiellement et légalement le Cinquième Calife-Bien-Dirigé.

Dès son accession au Califat, il nomma les fonctionnaires et désigna les nouveaux gouverneurs des provinces. Et fait significatif, il procéda tout de suite à l'augmentation de la paie des soldats, mesure annonciatrice d'une mobilisation générale virtuelle. En fait, déterminé à s'acquitter parfaitement de sa tâche, il pensait que son devoir le plus pressant était de sauvegarder l'unité de la Ummah, donc de mettre fin à la rébellion de Mu'âwiyeh qui multipliait les coups de main contre l'autorité des représentants du Califat et à qui l'Imam 'Alî s'était apprêté à livrer la bataille finale avant qu'il ne tombât en martyr.

Pour sa part, Mu'âwiyeh, ayant appris la mort de l'Imam 'Alî et la désignation d'al-Hassan au Califat, décida d'agir rapidement et convoqua à cet effet ses conseillers et les dirigeants de ses partisans pour une réunion urgente dans son palais. Les congressistes décidèrent d'envoyer des espions et des fauteurs de troubles dans le territoire contrôlé par le Calife officiel afin d'y répandre des rumeurs discréditant la Famille du Prophète et vantant les mérites des Omayyades, espérant pouvoir ainsi mettre fin au Califat- Bien-Dirigé et instaurer à sa place un royaume dynastique Omayyade. Aussi constitua-t-il un réseau d'espionnage et dépêcha-t-il deux de ses agents, l'un de la tribu de Himyar, l'autre des Bani Qîr respectivement à Kûfa et à Basrah pour qu'ils s'infiltrent dans la population afin de s'informer de la situation et provoquer des troubles dans ces deux grands centres de l'Islam de l'époque.

Al-Hassan ayant découvert ce plan de subversion, mit les deux agents hors d'état de nuire et écrivit à Mu'âwiyeh pour l'avertir:

«Tu as glissé tes agents pour créer des troubles et commettre des attentats. Tu as, en outre, posté des guetteurs comme si tu voulais l'affrontement. Tu l'auras bientôt, si Dieu le veut».

Mu'âwiyeh répondit à cette lettre et d'autres correspondances s'en suivirent entre le Calife en titre et le rebelle ambitieux. Al-Hassan comprit qu'il ne pouvait faire entendre raison à Mu'âwiyeh qui ne voulait rien que le pouvoir. Dès lors, il était inévitable que le représentant officiel et l'Imam légal de la Ummah mobilise les Musulmans pour essayer d'enrayer l'action répréhensible de Mu'âwiyeh.

Mais avant de traiter du sujet de la mobilisation au combat, quelques questions se posent et s'imposent: qui était Mu'âwiyeh et comment a-t-il osé s'opposer à une notoriété islamique, une personnalité incontestable aussi prestigieuse que le petit-fils du Prophète, et lui disputer la direction de la Ummah?

Mu'âwiyeh, fils d'Abou Sufiyân, ou la haine noire des Omayyades envers la Famille du Prophète.

Mu'âwiyeh s'était permis de s'opposer à la direction de l'Imam 'Alî puis à celle de l'Imam al-Hassan sous un prétexte fallacieux qui a pu tromper au début certains Musulmans et ébranler la sérénité de beaucoup d'autres, à savoir la recherche et la punition des assassins de 'Othman.

Mais bien entendu ce prétexte sans aucun fondement réel ne résistera pas longtemps à l'examen - bien que trop tard - puisque la suite des événements ne tardera pas à montrer que venger 'Othman était le cadet des soucis de Mu'âwiyeh, animé avant tout par un double sentiment: la haine et l'ambition, une haine noire et irréductible envers la Famille du Prophète et une ambition héréditaire pour le pouvoir.

Haine et ambition qui se traduiront respectivement et bientôt par l'instauration d'un royaume Omayyade héréditaire et par un traitement barbare et sanguinaire réservé aux membres d'Ahl-ul-Bayt et à leur adeptes, et qui démentiront catégoriquement le prétexte initial de Mu'âwiyeh pour motiver son action illégale contre les représentants et dirigeants légitimes de la Ummah.

Haine et ambition, enfin, d'autant plus profondes et tenaces qu'on peut les qualifier d'héréditaires, d'ancestrales et de séculaires.

Ecoutons à ce propos ce que dit l'écrivain égyptien 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd qui n'a pourtant rien d'un détracteur inconditionnel des Omayyades:

«Hâchim[82] et Omayah[83] rivalisaient déjà, avant la naissance de Mu'âwiyeh, pour le leadership; c'est ce qui poussa Omayyah, contraint et haineux, à quitter le Hijâz pour la Syrie alors que Hachim resta seul leader des Banu 'Abd al-Manâf[84] à la Mecque. Ce fut ainsi la première division entre Omayyades et Hâchimites: ceux-ci établissent leur fief au Hijâz, et ceux-là en Syrie.

»Plus tard la notoriété de Abou Sufiyân fils de Harb, fils d'Omayyah grandira au Hijâz où il jouira d'un leadership sublime à côté de celui des Hâchimites.

»Lorsque l'appel de Muhammad fut lancé, Abu Sufyân Ibn Harb Ibn Omayyah (le père de Mu'âwiyeh) eut des craintes pour son leadership et se mit à l'avant-garde de ceux qui combattaient le nouvel Appel. Il est rare de trouver une bataille contre les Musulmans dans laquelle Abou Sufiyân n'eût pas sa part active dans la mobilisation des tribus et la collecte d'argent. Le hasard voulut qu'il restât pendant un temps le seul dirigeant de la tribu de Quraich dans la guerre qu'elle menait contre le Prophète. En effet, après la mort d'al-Walid Ibn Mughirah, le chef des Makhzoum, et la conversion des chefs de Taym et d'autres petits clans Quraychites à l'Islam, Asbou Sufiyân resta seul à la tête de la direction de la Jahiliyya[85] et des Omayyedes à affronter le Prophète et ses Compagnons parmi les Muhâjirine (les emigrants Mecquois) et Ançâr (les partisans Médinois). L'enracinement de l'animosité chez les Omayyodes envers le Prophète atteignit un tel degré qu'Abou Lahab fut le seul parmi les oncles paternels du Prophète à comploter et à inciter les gens contre lui; et pour cause: il était marié à une Omayyade, Om Jamil Bint Harb (la propre sur d'Abou Sufyân) que le Coran désigna sous le surnom de "Hammâlat al-Hatab" (la porteuse de bûches) métaphore de l'effort qu'elle avait déployé en vue du mal et de l'attisement du feu de la haine.

»Abou Sufiân et son fils Mu'âwiyeh ne se sont convertis à l'Islam que lors de la Conquête de la Mecque. La conversion de cette famille fut la conversion la plus difficile qu'on ait connue après la Conquête. Ainsi, sa femme Hind Bint 'Otbah criait aux visages des gens, après la conversion de son mari à l'Islam: "Tuez cet homme bas, perfide, et vaurien. Quel détestable avant-garde d'un peuple!... Allez! Battez-vous! Défendez-vous et défendez votre pays!

»Abou Sufiyân considéra pendant longtemps la victoire de l'Islam comme une victoire sur lui. Un jour alors qu'il jetait sur le Prophète, dans la mosquée, un regard de perplexité et d'étonnement en se disant mentalement "comme j'aimerais savoir par quoi il m'a vaincu!", le Prophète qui devina la signification de ce regard s'approcha de lui... et dit: "c'est par Dieu que je t'ai vaincu, Ô, Abou Sufiyân!.

»Dans la bataille de Hunayn[86], Abou Sufiyân assistait à la première défaite des Musulmans et s'enthousiasmait: "Je ne crois pas qu'ils s'arrêtent avant de gagner la mer dans leur faite!", et on dit que dans les guerres contre les Romains chaque fois que ces derniers s'avançaient, il criait sa joie: "Bravo les fils du jaune"[87], et chaque fois qu'ils reculaient, il exprimait tout haut sa déception: "Malheur aux fils du jaune.

»Le Prophète avait fait tout son possible pour le rallier à la cause de l'Islam avant et après la conquête islamique. Il épousa sa fille Om Habibah avant la conquête, et après la conquête, il décréta l'immunité de sa maison: "Celui qui y entre est en sécurité...". Il le mit à la tête des "coeurs à rallier" à qui on augmentait la paie dans l'espoir d'éloigner de leurs curs la rancune due à la victoire de l'Islam.

»Mais malgré cela, les Musulmans l'évitaient. Ils refusaient de le regarder et de le fréquenter. Il finit par se lasser de cet isolement et voulut y mettre fin. Aussi pria-t-il le Prophète d'engager son fils Mu'âwiyeh comme scribe auprès de lui[88] et de lui donner l'ordre de combattre les polythéistes tout comme il combattait jadis les Musulmans.

»Puis le Prophète a rendu l'âme et un différend surgit entre les Muhajirine et les Ançâr et certains autres Compagnons à propos de sa succession. Abou Sufiyân s'est réjoui de ce trouble et a cru pouvoir opérer une brèche entre ses fissures, brèche qui le conduirait à prendre la direction des Quraich, et de là la direction de la Ummah tout entière. Aussi s'est-il rendu chez (l'Imam) 'Alî et al-'Abbas (prétendants à la succession), dans l'intention de les inciter (à agir) et de leur proposer son aide en hommes et en chevaux: "Ô 'Alî! Et toi 'Abbas! Comment se fait-il que la succession soit revenue à la plus petite et la plus basse tribu de Quraïch! Par Dieu, si tu le désires, je l'inonde (Abou Bakr) d'hommes et de chevaux... [89]

»Sans doute, était-il loin de s'irriter de voir la succession échapper aux Bani Hâchim. Mieux il ne se serait guère réjoui de voir la succession revenir à eux, auquel cas il n'eût aucun espoir de la leur arracher. Tout ce qu'il voulait c'était raviver un différend par lequel il espérait ouvrir une porte le conduisant à la direction de Quraïch et de toute la Ummah.

»Sa malveillance n'échappa pas à l'Imam 'Alî qui lui rétorqua: "... Ô Abou Aufiyân...! Les Croyants sont les conseillers les uns des autres, alors que les hypocrites se trompent et se trahissent les uns les autres, même s'ils sont proches - de maisons et de corps - les uns des autres".

»Lorsque, enfin, 'Othman accéda au Califat, les Omayyades obtinrent une grande victoire, car il était l'un de leurs chefs et un proche cousin de leurs familles. L'Etat islamique devint un Etat Omayyade aux avantages et au gouvernement duquel personne d'autre que les Omayyades eux-mêmes ou leurs partisans ne pouvait accéder. Ainsi, Marwân Ibn al-Hakam, le Super Viser du Calife distribuait généreusement les biens à ses proches et en privait les masses. Mu'âwiyeh Ibn Abu Sufiyân, le gouverneur de la Syrie s'entourait de proches et de partisans... Lorsque 'Othman mourut, les posses de l'Etat et ses biens étaient, pour ainsi dire, tous entre les mains des Omayyades et des parvenus à leur solde...». [90]

La haine d'Abou Sufiyân pour la Famille et l'ascendance du Prophète et même pour l'Islam qu'il assimilait à cette Famille était d'autant plus inextinguible que toutes les faveurs que le Prophète lui avaient accordées n'ont pas réussi à l'amadouer. Même après le décès du Messager. On aurait dit que c'était une haine noire indissociable de son existence. Lorsque le 3e Calife, 'Othman accéda au Califat, Abou Sufiyân crut pouvoir enfin prendre sa revanche contre la Famille qu'il n'avait jamais cessé de jalouser et contre les croyances auxquelles il l'identifiait:

«Le voilà (le Califat) enfin à vous, dit-il au nouveau Calife en guise de félicitations! Tiens-le donc comme un ballon et fais en sorte que les Omayyades en soient les épieux. Ce qui compte, c'est de régner. Je ne sais guère ce qu'est le Paradis et ce qu'est l'enfer...".[91]

Le tribalisme sectaire du père de Mu'âwiyeh l'empêchait de voir dans l'Islam un Message divin au-dessous de toute considération tribale et d'après lequel le meilleur des hommes est celui qui craint le plus Dieu et agit en conséquence. Pour lui le Message n'était autre que le règne, le pouvoir du clan du Prophète, à l'encontre duquel sa Famille éprouvait une jalousie chronique. En témoigne ce qu'il dit un jour en entrant chez 'Othman à l'époque de son Califat:

«Mon Dieu fasse que le Califat soit jahilite, le règne usurpateur, et les épieux de la terre, les Omayyades».[92]

Mu'âwiyeh sera-t-il moins ingrat que son père?! La faveur dont le Prophète le gratifia en l'amnistiant et en faisant de lui un de ses scribes - ce qui permit au 2ème Calife de le nommer par la suite Gouverneur de Damas - aura-t-il raison de l'esprit sectaire, tribal et haineux dans lequel son père considérait et regardait la Famille du Messager?!

Rien de moins sûr. Autant le sentiment de haine et de jalousie envers la Famille du Prophète était ancien chez les Omayyades, autant ce sentiment semblait profond chez Mu'âwiyeh. La démonstration en est ce récit incontestable de Matraf Ibn al-Mughirah Ibn Cho'bah, que l'histoire nous laisse comme un document irréfutable:

«Un jour, mon père revenant de chez Mu'âwiyeh (...) refusa de manger et me parut affligé. J'attendis une heure ainsi, pensant qu'il m'en voulait peut-être pour quelque chose qui se serait passé entre nous ou dans notre travail. Je finis par lui demander:

- Je te vois si affligé! Que se passe-t-il?

- Ô mon fils! Je viens de chez l'homme le plus perfide de du monde, dit-il.

- Comment cela? lui ai-je demandé.

- Voilà, lorsque j'ai dit à Mu'âwiyeh:

»Ô Commandeur des Croyants! Maintenant que tu as réalisé ce que tu désirais, essaie de te montrer équitable et bon. A présent, tu as vieilli. Tu pourrais faire preuve de bienveillance envers tes frères Bani Hâchim. Par Dieu, il n'y a rien que tu puisses craindre d'eux!», il me répondit:

- Jamais! Jamais! Le frère de Taym[93] a gouverné et il a été juste. Pourtant, par Dieu, dès qu'il est mort, sa mémoire a été enterrée avec lui. Puis, c'est le frère de 'Adi[94] qui a gouverné pendant dix ans. Pourtant, par Dieu, dès qu'il est mort, sa mémoire a été enterrée avec lui. Enfin c'était notre frère 'Othman qui a gouverné. C'était un homme d'un lignage au niveau duquel aucun homme ne pouvait s'élever. Il a fait ce qu'il a fait, et on lui a fait ce qu'on lui a fait. Pourtant, par Dieu, dès qu'il est mort, sa mémoire a été enterrée avec lui, ainsi que ce qu'on lui avait fait. En revanche, le frère de Hâchim[95] est proclamé cinq fois par jour avec cette formule: "J'atteste que Muhammad est le Messager de Dieu". A part cela (la mémoire du Messager), toute autre action sera totalement enterrée!».[96]

Quel Musulman pourrait regretter avec un tel sentiment de frustration que l'on prononce pendant les cinq Prières quotidiennes (le pilier de l'Islam), le second volet de la profession de foi de l'Islam: "et j'atteste que Muhammad est le Messager de Dieu"? Quel tribalisme! Quelle conception de l'Islam et de la Prophétie!

Pis, si le père de Mu'âwiyeh, Abu Sufyiân, réduit à un homme sans pouvoir ni gloire depuis la victoire de l'Islam sur les Jahilites, ne pouvait que manifester sa haine envers la famille du Prophète, sans parvenir à lui porter réellement atteinte, Mu'âwiyeh, lui, par contre, fort de tous les pouvoirs qu'il avait su accumuler surtout sous le mandat du 3e Calife, a traduit ce sentiment haineux, en actes détestables qui font la honte de l'Islam, des Compagnons et de tout Musulman pieux!

Ecoutons ce que dit à cet égard al-'Allamah 'Aboul A'lâ al-MAWOUDI, qui n'épargne pourtant pas d'effort pour ménager Mu'âwiyeh:

«Une autre hérésie hideuse est apparue sous Mu'âwiyeh. Celui-ci et - avec lui et sur ses ordres - ses gouverneurs injuriaient notre maître 'Alî du haut de leurs chaires. Ce qui est plus grave encore, ils le maudissaient - lui qui était le plus aimé du Prophète parmi ses proches parents, et le plus proche de son noble cur - du haut de la Chaire de la Mosquée même du Prophète, devant la maison du Prophète et en présence des fils et des plus proches parents de notre maître 'Alî, lesquels entendaient ces injures».

Et d'ajouter, indigné:

«Injurier quelqu'un après sa mort est déjà une chose contraire à l'éthique humaine, et ce, sans compter qu'elle est aussi contraire à la Chari'a. Pis, mêler le Prône de la Prière du vendredi à de telles bassesses était du point de vue religieux et moral une action grossière et trop détestable».[97]

Poussant cette haine irréductible jusqu'à son paroxysme, Mu'âwiyeh n'a pas hésité à assassiner, décapiter et mutiler les cadavres de ces Musulmans pieux, de ces Compagnons augustes qui avaient pour seul tort de s'opposer à cette pratique abjecte et contraire à l'esprit et aux préceptes de l'Islam que constituait le fait de proférer des injures à l'égard de la Famille du Prophète lors de la prière du vendredi.

Là encore citons Aboul A'lâ al-Mawdoudi en gage d'impartialité:

«Cette pratique nouvelle - l'assassinat des Compagnons qui refusaient d'injurier l'Imam 'Alî a été inaugurée par Mu'âwiyeh avec l'assassinat, en l'an 41 H. de Hojr Ibn 'Adi, un Compagnon auguste, un adorateur ascète, l'un des plus grands, pieux de la Ummah. En effet lorsque la pratique d'injures et d'invectives proférées du haut de minbar (chaire) contre l'Imam 'Alî fut instituée, les Musulmans des quatre coins du monde s'en étaient affligés tout en se taisant douloureusement. Toutefois, notre maître Hojr, n'a pu le supporter. Aussi s'est-il mis à louer l'Imam 'Alî et à critiquer sévèrement Mu'âwiyeh (...).

»Un jour, Ziyâd, le Gouverneur omayyade de Kûfa et de Basrah ayant retardé la prononciation du prône du vendredi (parce qu'il était occupé à injurier l'Imam 'Alî), Hojr protesta contre ce retard. Il fut tout de suite arrêté avec douze de ses compagnons. On les transféra tous au siège de Mu'âwiyeh. Celui-ci ordonna qu'on les tue.

Les bourreaux dirent à Hojr:

- Mu'âwiyeh nous a donné l'ordre de vous proposer de renier 'Alî et de le maudire. Si vous acceptez, vous serez libres; sinon nous vous tuerons.

Hojr et ses Compagnons refusèrent et dirent:

- Nous ne ferons pas ce qui courrouce Dieu.

»Sur ce, Hojr fut exécuté avec sept de ses compagnons. Mu'âwiyeh renvoya un autre des compagnons de Hojr à Ziyâd avec une lettre dans laquelle il lui demandait de le tuer de la façon da plus horrible. Ziyâd s'exécuta et l'enterra vivant!»[98]

Commentant cette atrocité de Mu'âwiyeh, Aboul A'lâ al-Mawdoudi écrit:

«Cet événement a fait trembler d'indignation tous les hommes pieux et bouleversa toute la Communauté Musulmane».[99]

S'il est difficile de trouver les mots justes pour qualifier la haine de Mu'âwiyeh envers les membres de la Famille du Prophète, les crimes barbares qu'il a commis contre eux sont encore plus inqualifiables. Poursuivant son énumération des sauvageries commises par les gouverneurs de Mu'âwiyeh avec son consentement ou à son instigation, Aboul A'lâ al-Mawdoudi ajoute:

«Plus injuste encore, était ce que Bosr Ibn Arta'ah a commis lorsque Mu'âwiyeh l'a envoyé au Hijâz et au Yémen pour les arracher au contrôle de notre maître 'Alî (le Calife en titre). Il a arrêté deux petits enfants de 'Obeidullah Ibn 'Abbas, le gouverneur de Yémen, représentant d'Ali, et les a tués.

»Leur mère a perdu la tête, traumatisée par le choc. Une femme de Bani Kanânah, voyant cette injustice, s'est écriée (à l'adresse de Yosr):

- Tu as tué les hommes, d'accord. Mais pourquoi ces deux enfants! Par Dieu, pas plus à l'époque jahilite que sous l'Islam, on n'aurait jamais commis un tel acte. Ô fils d'Abi Arta'ah! Un pouvoir qui ne s'établit que par l'assassinat impitoyable d'enfants et de vieillards, et par l'ingratitude envers le prochain est un pouvoir de mal.

»Mu'âwiyeh ne s'arrêta pas là. Il envoya par la suite ce même Bosr, à la tête d'une expédition contre Hamdân - sous le contrôle du gouvernement de 'Alî. Là, il ajouta à ces autres crimes celui de mettre en captivité les femmes Musulmanes arrêtées à la suite d'une bataille, ce qui est strictement interdit par le Chari'a (...).

»C'était là une proclamation publique de la liberté totale - accordée aux gouverneurs et aux commandants - de la pratique de l'injustice envers les peuples sans s'embarrasser d'aucune loi de la Chari'a».[100]

Non content de sévir de la sorte contre les femmes et les enfants innocents de la Famille du Prophète et de ses partisans, Mu'âwiyeh encouragea la mutilation de leurs cadavres, comme pour exorciser la haine qui le rongeait contre cette Famille bénie. Citant Ahmad Ibn Hanbal et Ibn Sa'ad, Aboul A'lâ al-Mawdoudi constate:

«De même, à cette époque (de Mu'âwiyeh) s'est répandue la décapitation de cadavres et l'envoi des têtes coupées d'un lieu à un autre. En outre on a assisté au retour d'une pratique courante à l'époque jahilite, que l'Islam avait interdite catégoriquement: les méthodes les plus horribles de profaner et de mutiler les cadavres. La première tête coupée - sous l'Islam - fut celle de notre maître Ammâr Ibn Yâcir. En effet, Ibn Hanbal a rapporté dans son "Mosnad" d'après une chaîne de transmission saine (Çahih) - ainsi que Sa'ad dans "Al-Tabaqât"- un récit relatant comment la tête de notre maître 'Ammâr fut coupée pendant la guerre de Çiffîne et amenée à Mu'âwiyeh à Damas où elle fut l'objet d'une exposition itinérante, avant d'être jetée dans le giron de sa femme...»[101]

«On fit subir le même sort sauvage et horrible à Muhammad Ibn Abi Bakr gouverneur d'Egypte, nommé par notre maître 'Alî. Lorsque Mu'âwiyeh s'empara de l'Egypte, il le tua, mit son cadavre dans la peau d'un âne mort et le brûla».[102]

Après avoir énuméré les exemples de mutilation et de profanation de cadavres, pratique devenue monnaie courante chez les Omayyades depuis que Mu'âwiyeh l'avait inaugurée, Aboul A'lâ al-Mawdoudi conclut par cette interrogation indignée:

«Même si on oublie que ces gens dont on a mutilé et profané les cadavres après leur mort étaient de grandes figures augustes Musulmanes, on doit se poser la question suivante: Est-ce que l'Islam a autorisé cette pratique même contre les mécréants...»[103]

 

Si ces crimes abominables dont l'Islam refuse la perpétration même contre ses pires ennemis, s'expliquent par la haine héréditaire que les Omayyades vouaient à la Famille du Prophète de l'Islam et à ses fidèles, cette même haine semble susciter chez ses tenants un sentiment d'irrespect envers les prescriptions du Message qu'Abou Sufiyân considérait - comme nous l'avons vu - comme une affaire personnelle des Bani Hâchim.

Soulignant comment les "rois-califes" omayyades n'ont pas hésité à "passer outre les prescriptions et les restrictions de la Chari'a pour préserver leurs intérêts personnels, servir leur politique personnelle et surtout pour conserver leur pouvoir", et comment ils ne se souciaient guère de distinguer "le licite" de "l'illicite", Aboul A'lâ al-Mawdoudi écrit:

1- «Selon Ibn Kathîr, Mu'âwiyeh a changé la Tradition du Prophète et des Califes-Bien-Dirigés en ce qui concerne la "diyyah"[104]. Ainsi alors que la "diyyah de Mu'âhid[105] était égale à celle du Musulman, Mu'âwiyeh l'a réduite à la moitié, conservant l'autre moitié pour lui-même».[106]

2- «De plus, Mu'âwiyeh a enfreint de façon flagrante le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète quant à l'argent des butins. Alors que le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète stipulent que le cinquième du montant des butins doit aller à la Trésorerie et que le quatre cinquième restant doit être réparti entre les soldats qui ont participé au combat, Mu'âwiyeh a donné l'ordre d'exclure l'argent et l'or des biens du butin, pour se les attribuer, et de distribuer seulement les autres composants dudit butin selon la règle légale».[107]

3- «De même, Mu'âwiyeh a commis - pour des raisons politiques personnelles - une infraction à l'une des évidences de la noble Chari'a, lorsqu'il a rattaché Ziyâd Ibn Somayyeh à son lignage. En effet ce dernier était le fils d'une esclave de Tâ'if nommée Sommayyeh. II est né d'un accouple-ment adultérin qui eut lieu avant l'avènement de l'Islam, entre cette femme et Abou Sufiyân, le père de Mu'âwiyeh (...) Voulant soumettre à lui ce garçon devenu un homme doué, et désirant en faire son protecteur et son soutien, Mu'âwiyeh fit venir deux témoins pour attester que Ziyâd était le fils naturel de son père, donc son propre frère et un membre à part entière de sa famille. Or, outre le fait que cette action était en soi détestable sur le plan moral, elle était illégale sur le plan juridique, car la Chari'a ne reconnaît pas la filiation adultérine et le jugement émis par le Prophète à ce sujet ne laisse aucune équivoque: "Le fils est issu du lit conjugal, alors que la liaison adultérine exclut tout droit à la filiation"».[108]

Ainsi, le fils d'Abou Sufiyân qui dissimulait à peine ce mépris pour les nobles principes de la Chari'a qu'avait apportée le Prophète Hâchimite, n'était pas quelqu'un que le prestige de l'Imam al-Hassan et sa haute position dans la Ummah arrêtaient. Tout au contraire, le fait d'avoir pour adversaire, le petit-fils du Prophète, semblait lui fournir l'occasion idéale d'étancher sa soif de pouvoir et d'assouvir la haine Ommayade envers celui qu'il considérait au plus profond de lui-même comme l'héritier de tous ceux qui avaient réduit les siens au rang de Tulaqâ'[109]

LA PRÉPARATION AU COMBAT

Les douze années du Califat de 'Othman - pendant lesquelles les Omayyades, profitant de leur parenté avec le Calife, ont tenu solidement toutes les rênes du pouvoir et occupé tous les posses clés de l'Etat - ont permis à Mu'âwiyeh, devenu le maître absolu de la vaste et stratégique province de Syrie,[110] d'étendre son influence sur les territoires islamiques et d'y acheter la conscience de nombreux notables.

Les quatre ans du Califat de l'Imam 'Alî n'ont pas suffi à juguler cette influence tentaculaire et pernicieuse. Car, Mu'âwiyeh qui ne s'embarrassait guère des règles de la morale islamique et des exigences de la Chari'a n'a hésité ni à utiliser les moyens financiers et les pouvoirs mis à sa disposition du fait du posse qu'il occupait, à des fins personnelles, ni à recourir à tous les coups bas, le stratagème, la ruse, la duperie, la désinformation pour parvenir à ses fins, à savoir: se venger de la Famille du Prophète et s'emparer de la direction de l'Etat islamique que son père, Abou Sufiyân n'avait jamais cessé d'assimiler aux Bani Hâchim dont est issu le Messager, et de considérer comme la cause néfaste de l'effacement du leadership et de la notoriété omayyades de l'époque jahilite.

L'assassinat de l'Imam 'Alî lui offrait enfin une occasion trop belle pour ne pas la saisir de toute sa force avant que le nouveau Calife légitime ne tienne la situation bien en main.

L'occasion était d'autant plus propice que dans le territoire irakien qui abritait la capitale de l'Etat islamique régnait une situation de confusion, d'incertitude, d'ébranlement, due à l'effet conjugué des séquelles de la bataille de Çiffine et du combat que l'Imam 'Alî avait mené contre les Khârijites d'une part, de l'action subversive et des complots des agents et des partisans de Mu'âwiyeh d'autre part.

Une telle situation offrait donc un terrain très fertile pour contrecarrer les efforts d'al-Hassan en vue de mettre sur pied une armée capable de vaincre ses troupes.

Mu'âwiyeh prépara donc son armée à l'invasion de l'Irak et écrivit à ses fonctionnaires pour qu'ils se mettent sur le pied de guerre. Dans certaines de ces lettres, il affirmait que d'ores et déjà certains notables et chefs de tribus lui avaient écrit pour lui annoncer leur ralliement et lui demander de leur laisser la vie sauve aussi qu'à leurs tribus.[111]

L'Imam al-Hassan s'est affairé de son côté à encourager les Musulmans de Kûfa, capitale du Califat au jihâd contre les rebelles, sitôt qu'il a appris la nouvelle du mouvement de Mu'âwiyeh vers l'Irak. II chargea Hojr Ibn 'Adi de mobiliser les gens en vue du combat qui s'annonçait virtuel. Le muezzin appela un jour à une prière en assemblée.

L'Imam al-Hassan monta sur la chaire, et après avoir ouvert son sermon par la louange et le remerciement à Dieu, il dit:

«Dieu a prescrit le Jihâd à Sa créature et l'a appelé "contrainte"».

Puis il a dit aux croyant (combattant) de patienter, car Dieu est avec ceux qui savent patienter.

«Ô gens! Vous ne pourrez obtenir ce que vous aimez qu'en sachant patienter devant ce que vous n'aimez pas. J'ai appris que Mu'âwiyeh, ayant su que nous étions sur le point de marcher sur son camp, a pris les devants. Dirigez-vous donc vers votre campement à "Nukhylah"».[112]

Un silence pesant s'abattit sur le lieu du rassemblement, silence qui contrastait singulièrement avec la nécessité de mobilisation générale face aux menaces réelles qui planaient sur l'existence du Califat-Bien-Dirigé.

Un homme parmi l'assistance, 'Ady Ibn Hâtam, honteux de l'attitude passive de celle-ci, s'écria:

«Je suis le fils de Hâtam. Gloire à Dieu! Quelle attitude détestable! Pourquoi ne répondez-vous pas à l'appel de votre Imam, le fils de la fille de votre Prophète. Que sont devenus ces beaux parleurs qui se disaient être rompus aux combats lorsqu'ils se trouvaient en sécurité, mais qui fuient comme des lapins lorsque la situation devient sérieuse. Ne craignez-vous donc pas la colère de Dieu! Ni la honte! Ni l'humiliation!».

Puis se tournant vers l'Imam al-Hassan, il dit, tout décidé:

«Que Dieu nous conduise par toi vers les droits chemins et qu'IL t'évite les ennuis... Nous t'avons entendu, nous avons accepté ton ordre, nous t'avons écouté et nous avons obéi à ce que tu demandes et à ce que tu as décidé. Me voilà partant pour le campement. Celui qui aimerait faire de même qu'il me rejoigne...»

II sortit de la Mosquée, enfourcha sa monture et se dirigea vers al-Nukhaylah. Il fut ainsi le premier homme mobilisé.[113]

Son attitude courageuse, son esprit de devoir ne firent toutefois pas d'émules. La foule resta immobile et passive. Face à cette défection une élite d'hommes pieux, tels que Qaïs Ibn Sa'ad Ibn 'Abâdah al-Ançâri, Ma'qal Ibn Qaïs al-Riyâhî, Ziyâd Ibn Ça'ça' al-Temimi s'indignèrent et stigmatisèrent la passivité de l'assistance. Puis ils s'adressèrent à l'Imam al-Hassan dans les mêmes termes que 'Ady Ibn Hâtam et annoncèrent leur engagement.

L'Imam al-Hassan apprécia leur geste et dit à leur intention:

«... Que Dieu vous couvre de Sa Miséricorde. Je continue à croire à votre bonne intention, votre sincérité, votre obéissance, votre affection réelle. Que Dieu vous en récompense de la meilleure façon».[114]

L'Imam al-Hassan descendit de la chaire et se dirigea vers le campement de son armée à al-Nukhaylah après avoir demandé à al-Maghirah Ibn Hârith Ibn 'Abdul Muttâlib de le remplacer à la tête du gouvernement de Kûfa et de continuer à inciter les Kufites à s'engager dans l'armée califale.

Les fidèles suivirent l'Imam al-Hassan du moins sans grand enthousiasme, sinon presque à contra-cur. Sans les efforts de la poignée d'hommes pieux et généreux qu'étaient Qaïs, 'Ady... etc. précités, aucune mobilisation n'aurait été possible.

Donc grâce à la bonne volonté et à l'ardeur de quelques fidèles, l'Imam al-Hassan réussit à entraîner derrière lui une armée de plusieurs milliers de combattants, mais une armée hétéroclite, composée de plusieurs courants opposés et contradictoires et tiraillée par des motivations diverges.

On peut répartir les courants qui la composaient dans les catégories suivantes:

1 - Les Khârijites: ceux-là mêmes qui avaient fait sécession de l'armée de l'Imam 'Alî lors de la bataille de Çiffine et s'étaient battus contre lui par la suite dans la bataille de Nahrawân. Comme on le sait, les Khârijites avaient été à l'origine hostiles aussi bien à l'Imam 'Alî qu'à Mu'âwiyeh. Ayant trouvé dans le Califat de l'Imam al-Hassan une solution de compromis, ils se sont joints à son armée pour combattre Mu'âwiyeh. Ces combattants n'étaient donc pas disposés à suivre inconditionnellement l'Imam al-Hassan et n'hésiteraient pas à l'abandonner à tout moment si leurs vues ne recoupaient pas les siennes. Nous verrons plus tard comment ils finiront par se retourner contre lui.

2 - Les partisans des Omayyades; ils sont de deux catégories:

a) Ceux qui n'ont pas trouvé dans la politique égalitaire du Califat de Kûfa de quoi satisfaire leur convoitise et assouvir leur avidité. Aussi ont-ils mis leur espoir dans l'avènement d'un gouvernement omayyade connu pour son penchant à favoriser ceux dont il peut acheter la conscience. Ils guettaient donc la première occasion pour lâcher le Califat légal au profit des Omayyades.

b) Ceux qui éprouvaient, pour diverses raisons, personnelles ou héritées de périodes antérieures, une animosité latente envers le gouvernement de Kûfa. Nous verrons plus loin comment cette catégorie d'Irakiens entra en contact avec Mu'âwiyeh pour lui offrir son allégeance et attendre à en être payée de retour.

3 - La catégorie des gens réticents, laquelle n'avait pas une opinion spécifique indépendante, et dont le seul désir était de vivre en paix et de recevoir régulièrement ses allocations de quiconque détiendrait la trésorerie. Aussi a-t-elle adopté une attitude attentiste, cherchant à pencher vers la partie en faveur de laquelle pencherait l'équilibre des forces.

4 - Ceux qui étaient versés dans le tribalisme et le racisme.

5 - La populace qui n'avait pas une opinion précise et se laissait diriger au gré des vents.

L'Imam al-Hassan qui ne ménageait pas ses efforts pour maintenir un minimum de cohésion et de moral dans son armée était conscient de la composition hétéroclite de celle-ci, et savait combien sa situation était précaire.

En témoigne ce discours qu'il a prononcé devant ses troupes à Madâ'in et qui montre son manque de confiance dans la motivation de son armée:

«A Çiffine, vous avez placé votre religion devant votre vie d'ici-bas, alors que, aujourd'hui, vous mettez celle-ci devant celle-là. Vous êtes animés par la vengeance de deux catégories de tués: les uns pleurent un tué à Çiffine, les autres nous réclament vengeance pour un tué à Nahrawân. Ceux-ci ont un penchant à la défection et ceux-là sont des révoltés".[115]

II va de soi qu'une armée dont les motivations sont si variées et si contradictoires risquait l'éclatement au moindre accroc.

Mu'âwiyeh qui connaissait parfaitement les points faibles de l'armée de l'Imam al-Hassan n'eut aucun scrupule à décider d'en tirer profit par tous les moyens. Aussi élabora-t-il en même temps qu'il préparait son armée à l'invasion du territoire irakien, un plan de réconciliation qu'il faisait miroiter aux troupes de l'Imam al-Hassan et par lequel il comptait triompher dans tous les cas du Califat légal: mettre l'Imam al-Hassan devant un dilemme: ou bien accepter la réconciliation en cédant le Califat à Mu'âwiyeh, ou bien se faire passer pour seul responsable d'une bataille au terme de laquelle Mu'âwiyeh prendrait grand plaisir à anéantir le reste des membres bénis de la Famille du Prophète, ainsi que l'élite de leurs adeptes, c'est-à-dire ceux là mêmes qui veillaient et vouaient leur vie à la sauvegarde de l'intégrité du Message.

LE DÉPART

Le campement d'al-Nukhaylah était sur le pied de guerre et accueillait les flots de combattants venant de Kûfa. Le prédicateur avait la voix enrouée à force de lancer des appels successifs à la mobilisation pour inciter les récalcitrants au jihâd et remonter le moral des défaitistes.

L'Imam al-Hassan ayant déjà mandaté al-Mughirah Ibn Hârith pour se charger des affaires courantes du gouvernement de Kûfa, s'affairait à l'organisation du commandement et de la stratégie de l'armée. Il détacha une de ses troupes et mit à sa tête son cousin 'Obeidullah Ibn al-'Abbas Ibn Muttalib pour qu'il le précédât sur le chemin de l'armée de Mu'âwiyeh pendant qu'il rassemblait lui-même le reste des combattants.

En tant que commandant suprême de l'armée, il précisa à 'Obeidullah dans sa lettre de nomination la ligne de conduite et le plan d'action qu'il devrait suivre:

«Cousin! Je mets à ta disposition douze mille cavaliers arabes... Marche donc à leur tête sans manquer de te montrer envers eux flexible, accueillant, de leur étaler ta côte et de les rapprocher de toi, car ils constituent le reste des croyants sûrs. Longez l'Euphrate, puis traversez-le pour gagner Maskan. De là, continuez jusqu'à ce que vous rencontriez Mu'âwiyeh. Quand vous le rencontrerez, empêchez-le d'avancer jusqu'à mon arrivée, car je serai bientôt sur vos traces. Envoie-moi des nouvelles chaque jour. Consulte ces deux-là (Qays Ibn Sa'ad et Sa'ïd Ibn Qays). Si tu rencontres Mu'âwiyeh ne lui livre bataille que s'il en prend l'initiative. S'il t'arrivait quoi que ce soit, nomme Sa'ad à la tête du commandement, et s'il lui arrivait quelque chose, mets Sa'ïd Ibn Qays à sa place».[116]

En mettant 'Obeidullâh Ibn 'Abbas à la tête de la première armée qui le précéda au front, l'Imam al-Hassan tenait compte sans doute avant tout, du besoin impérieux de ses troupes de se sentir rassurer en marchant derrière un commandant au-dessus de tout soupçon à un moment où tout le monde savait que Mu'âwiyeh fondait sa stratégie de la conquête du Califat sur la corruption et le "coudoiement" des dirigeants et des notables vivant sous le gouvernement califal.

Or, il ne venait à l'idée de personne qu'un homme tel que 'Obeidullâh dont les deux fils avaient été odieusement et sauvagement assassinés au Yémen sur ordre de Mu'âwiyeh puisse être un jour susceptible de composer avec ce dernier. Toutefois, prévoyant et serein, l'Imam voulant se mettre à l'abri de toute surprise, n'avait manqué de le faire seconder, comme nous l'avons vu, par deux remplaçants.

La présence de 'Obeidullâh Ibn 'Abbas à la tête de la première armée d'al-Hassan, venue à sa rencontre, ne découragea pas Mu'âwiyeh de poursuivre sans relâche sa politique machiavélique qui lui assurait un avantage de taille sur l'Imam al-Hassan pour qui une seule chose comptait: incarner l'intégrité, la rectitude, la véracité et l'honnêteté qu'exige le Message de celui qui en assure la garde et la représentation.

Donc avant d'engager un combat loyal à l'issue incertaine contre la première armée du Calife, Mu'âwiyeh décida d'y provoquer une désintégration intérieure en jetant le discrédit sur son commandement.

Profitant de l'éloignement de cette armée de son quartier général, il laissa courir parmi les troupes de 'Obeidullâh Ibn 'Abbas une rumeur à l'apparence crédible, selon laquelle il y aurait un échange de correspondances entre l'Imam al-Hassan et le gouverneur rebelle de Syrie, visant à la conclusion d'un traité de réconciliation. Les mercenaires et les agents de Mu'âwiyeh entendaient ainsi entamer la détermination des combattants et les décourager de risquer inutilement leur vie.[117]

La rumeur se répandit suffisamment pour engager l'ensemble de l'armée de la première ligne dans des discussions quant à la véracité de la nouvelle, et ébranler le commandant 'Obeidullah lui-même dans sa conviction de l'opportunité de sa mission.

Al-Hassan de son côté trop occupé à l'envoi de messagers et à la tenue de réunion en vue de mobiliser le plus grand nombre d'hommes disponibles n'eut pas connaissance des ravages qu'avait faits cette rumeur dans les rangs de sa première armée, dont le commandant ne s'était pas donné la peine de s'enquérir auprès de l'Imam du bien-fondé de la rumeur, étant donné qu'il avait été déjà secoué par les nouvelles du défaitisme et du manque d'empressement des Kufites à s'engager derrière l'Imam.

Aussi 'Obeidullah se disait-il qu'il s'était enlisé dans une entreprise peu fiable, estimant que les quelques milliers d'hommes qu'il commandait ne pourraient tenir tête à une armée infiniment plus nombreuse et plus soudée.

Comment s'en sortir? Démissionner? Aucune raison valable ne pouvait justifier une telle démarche, car il avait été nommé par l'Imam lui-même et sa démission équivaudrait à un manquement au devoir. Le seul prétexte qui lui restait, était de reconnaître son incapacité et d'avouer son défaitisme, ce qui ne manquait pas de blesser son orgueil et le vouerait au mépris des gens.

Mais Mu'âwiyeh qui guettait tous les mouvements des chefs de l'armée d'al-Hassan et attendait le résultat de l'action subversive de ses agents, n'a pas tardé à ouvrir à 'Obeidullah, dont il n'ignorait apparemment pas la personnalité égocentrique, une porte de sortie, ou plutôt le chemin de la dérobade, en lui envoyant une lettre dans laquelle il brandissait le bâton et la carotte: «Al- Hassan m'a écrit. Il compte renoncer en ma faveur. Si tu m'obéis maintenant, tu le ferais en maître, autrement tu le feras en suivant».[118]

Le tout accompagné d'une offre alléchante de "mille mille dirhams". 'Obeidullah Ibn 'Abbas dont l'un des traits saillants était la mégalomanie trouva l'aubaine trop belle pour hésiter. La nuit tombée, il se glissa comme un vulgaire voleur vers le camp de Mu'âwiyeh confirmant ainsi son passé de défaitiste fuyard. N'avait-il pas déjà fui sa responsabilité pour sauver sa peau en quittant le Yémen et en y laissant ses deux fils à la merci des bourreaux qui n'hésitèrent pas à les assassiner à sa place?

Au petit matin, le campement de son armée se réveilla en état de choc, ahuri par la désertion du commandant. Quelle fut la réaction des combattants? Les hypocrites et les opportunistes sautaient de joie, les fidèles de l'Imam avaient les yeux en larmes, et tout le monde s'interrogeait sur l'attitude à prendre.

Une grande partie de l'armée finit par suivre l'exemple de 'Obeidullah Ibn 'Abbas et joignit les troupes de Mu'âwiyeh. Pour arrêter l'hémorragie et remonter le moral des soldats, le nouveau commandant désigné d'avance par l'Imam al-Hassan, Qays Ibn Sa'ad réunit les combattants et prononça un discours dans lequel il tenta de minimiser l'importance de l'attitude de 'Obeidullah Ibn 'Abbas:

«Ô gens! Ne soyez pas trop surpris par ce que cet homme soudoyé vient de faire. Ni lui, ni son père ni son frère n'ont jamais fait quelque chose de bien. Son père qui est l'oncle paternel du Prophète avait combattu celui-ci à Badr et a été fait prisonnier. Son frère, nommé par l'Imam 'Alî gouverneur de Basrah ne tarda pas à voler l'argent des Musulmans pour s'offrir des servantes tout en prétendant que son action était licite. Quant à 'Obeidullah lui-même qui fut nommé (par 'Alî) gouverneur de Yémen, il s'est enfui devant 'Abdullah Ibn Busr, le laissant tuer ses fils à sa place. Et le revoilà qui a fait ce que vous venez d'apprendre».[119]

A al-Madâ'în où l'Imam al-Hassan s'apprêtait à marcher à la tête de son armée vers le front, la situation n'était guère meilleure. En apprenant la désertion de 'Obeidullâh Ibn 'Abbas traînant avec lui une meute de déserteurs, l'Imam se sentit frappé d'un coup de poignard dans le dos, administré par l'un de ses plus proches partisans.

Le coup était d'autant plus dur qu'il apprit en même temps que plusieurs commandants de l'armée qu'il dirigeait lui-même avaient écrit à Mu'âwiyeh pour lui demander protection et lui proposer leur allégeance. L'Imam vivait des moments dramatiques, car il se voyait, lui qui ne possédait pour toute arme de persuasion et de dissuasion que l'intégrité, la pureté et la justice islamiques, coincé entre une société vénale et un corrupteur sans scrupule sans morale.

En effet alors que l'Imam al-Hassan poursuivait inlassablement la mobilisation des Musulmans, le fils d'Abou Sufiyân lançait et relançait sans répit et dans tous azimuts ses offensives de corruption en utilisant tous les appâts de la séduction.

Selon al-Çadûq (cité dans al-A'yân):

«Mu'âwiyeh envoya des agents à 'Amr Ibn Hârith, Ach'ath Ibn Qays, Hojr Ibn Abjar et Chabth Ibn Rab'i, pour leur transmettre cette promesse: si tu tues al-Hassan, tu auras cent mille dirhams, des soldats de l'armée de Syrie et une de mes filles».[120]

Le Calife en titre, ayant découvert le complot, fut contraint de prendre toutes les précaution nécessaires pour déjouer les tentatives visant à l'assassiner. Il ne sortait pour la prière que revêtu d'une cuirasse. C'est d'ailleurs cette cuirasse qui l'a sauvé une fois d'une flèche lancée contre lui pendant la prière.

Et selon al-Kharâ'ij (cité dans al-A'yân):

«Lorsque al-Hassan dépêcha un commandant de la tribu de Kindah, à la tête de quatre mille combattants pour affronter Mu'âwiyeh, celui-ci lui fit parvenir, dès son arrivée à al-Anbar, cinq cents mille dirhams avec la promesse de le nommer gouverneur de quelques contrées de Syrie et de la Péninsule arabique. Le commandant ne put résister à cette offre séduisante. Il rejoignit Mu'âwiyeh avec deux cents hommes de ses proches. Et lorsque al-Hassan envoya un autre commandant qui avait juré sa foi - dont les montagnes ne sauraient venir à bout - de ne pas trahir, il emboîta le pas à son prédécesseur, donnant ainsi raison à la prédiction d'al-Hassan qui avait dit après son départ qu'il trahirait».[121]

En tout état de cause, depuis la désertion de 'Obeidullah, les nouvelles alarmantes concernant la multiplication des désertions dans la première armée continuaient à se succéder au campement de l'Imam al-Hassan, où on estimait le nombre de soldats déserteurs à 8000 hommes, soit les deux tiers de 1'effectif total qui était de 12 mille combattants. Sachant que l'armée ennemie comptait environ 60 mille hommes auxquels s'ajoutaient vraisemblablement les 8 mille déserteurs de 1'armée califale, le rapport de force, était devenu disproportionné: 68 mille hommes pour 1'armée omayyade contre 4 mille (le reste de 1'armée de 'Obeidullah ) et 8 mille (l'armée de Madâ'în commandée par l'Imam al-Hassan) pour les forces de la légalité.

L'Imam al-Hassan était assez avisé et serein pour comprendre que la défection massive enregistrée en quelques jours dans son camp ne pouvait s'expliquer que par un plan de subversion minutieusement préparé à l'avance et exécuté avec la complicité d'un bon nombre de chefs de son armée.

Par ailleurs, même l'armée de Madâ'în qu'il commandait lui-même commençait à pâtir des revers qu'avait subis celle de Maskan, car une bonne partie des soldats qui avaient accepté de se mobiliser derrière l'étendard des troupes califales l'avait fait par avidité et dans la perspective d'une victoire de l'Imam al-Hassan, qui permettrait de puiser dans les butins juteux pris chez l'adversaire.

Or, quand les soldats intéressés apprirent la nouvelle des défections massives dans les rangs de la première armée, ils estimèrent que la probabilité de la victoire du camp de l'Imam était devenue trop faible pour qu'on puisse y compter.

«Pendant que l'Imam réfléchissait au moyen d'amener son armée à penser plus à son devoir islamique, à l'avenir du Message et à l'intérêt général de l'Islam, qu'aux bas calculs matériels vers lesquels Mu'âwiyeh ne cessait de la glisser, ce dernier n'osant pas encore engager l'épreuve de force contre l'armée du petit-fils du Prophète, et encouragé par les premiers résultats positifs, de son plan de subversion, poursuivait avec de plus en plus de perfidie ce plan dans l'espoir de désagréger complètement et de l'intérieur les forces de la légalité.

»L'éloignement des deux armées du camp d'al-Hassan l'une de l'autre et les désertions successives enregistrées dans l'une et l'autre constituaient des atouts supplémentaires pour la poursuite dudit plan, et un terrain fertile pour la propagation des rumeurs. Si les soldats de Maskan continuaient d'entendre chaque jour une nouvelle rumeur et une nouvelle version de l'abdication effective ou virtuelle de l'Imam al-Hassan, les efforts des agents de Mu'âwiyeh se concentraient désormais sur l' armée de Madâ'în où les rumeurs les plus folles et les plus contradictoires de nouvelles désertions de chefs de l'armée de Maskan, et notamment celle du "ralliement à Mu'âwiyeh" du nouveau commandant, Qays Ibn Sa'ad, celui-là même que l'Imam avait nommé pour remplacer le premier déserteur, 'Obeidullah Ibn 'Abbas exaspéraient la nervosité des combattants.

»Les agents de Mu'âwiyeh apportèrent la goutte qui fait déborder le vase lorsqu'ils entrèrent à Madâ'în pour annoncer sur un ton faussement alarmiste: «Qays Ibn Sa'ad est tué! Sauve qui peut», ce qui provoqua un début de panique et d'émeute dont profitèrent quelques soldats pour investir les tentes de l'Imam al-Hassan, piller ses effets et essayer même d'arracher le tapis de prière sur lequel il était assis. Dégoûté et effrayé par l'attitude de ces soldats l'Imam se réfugia dans le Cabinet Blanc à Madâ'in».[122]

Selon un autre récit, lorsque l'Imam al-Hassan arrive à Sâbât, avant de regagner son refuge, un homme de la tribu de Bani 'Asad (al-Jarrâh Ibn Sanan) qui l'avait précédé à ce relai, jaillit soudain, attrapa la bride de sa monture, et lui donna un coup d'épée à la jambe, le blessant très grièvement.[123]

S'étant assuré que les désertions, les rumeurs et la subversion avaient entamé le moral des troupes de l'Imam al-Hassan et désorganisé son armée, Mu'âwiyeh entreprit l'exécution d'un nouveau volet de son plan. Il envoya au camp de l'Imam une délégation de trois émissaires pertinemment choisis pour jouer leur rôle de "bons offices". Il s'agissait de 'Abdullah Ibn Kariz, 'Abdul Rahmân Ibn al-Hakam et al-Mughirah Ibn Chu'bah.

Ces émissaires montrèrent à al-Hassan les lettres que des chefs de tribus et des personnalités irakiennes - c'est-à-dire ceux-là mêmes censés être les commandants de son armée - avaient envoyées à Mu'âwiyeh et dans lesquelles ils expliquaient que leur engagement dans les troupes du Califat légal avait pour but de saper celui-ci, le moment venu, de l'intérieur.

L'Imam al-Hassan lut les lettres, reconnut les écritures et s'assura de leur authenticité. Ce n'était pas vraiment une surprise pour lui. Il avait eu plusieurs occasions d'être déçu par ces hommes qu'il s'efforçait courageusement de guider vers le droit chemin et qui cependant lui avait fait souffrir le martyre tout comme ils l'avaient fait avec son père l'Imam 'Alî.

Après avoir présenté ces "lettres-arguments" à l'Imam, la délégation lui fit part de l'offre de Réconciliation de Mu'âwiyeh dans laquelle celui-ci lui laissait le soin de fixer les conditions qu'il estimait convenables. Si les délégués demandaient une réponse rapide de l'Imam, celui-ci n'était guère prêt à la leur donner tout de suite, car la situation exigeait une ultime réflexion et un dernier examen de l'état d'esprit de ses troupes.

Certes, il était conscient de la désintégration de son armée et des incohérences de ses troupes et savait que, telles qu'elles étaient actuellement, celles-ci ne pesaient guère devant les forces de la rébellion. Mais il savait également et mieux que quiconque qu'en tant que Calife légal, il ne pouvait accepter un compromis ou une abdication de son mandat, sans y être vraiment contraint et sans être certain que les circonstances présentes et l'avenir du Message imposaient provisoirement une telle solution.

En d'autres termes, si sa position de Calife légitime requérait qu'il ne cédât pas à la rébellion contre l'autorité islamique légale, son devoir d'Imam prédésigné, de gardien et continuateur de l'Expérience islamique entreprise par le Prophète recommandait sans doute que son attitude présente soit prise en fonction du cheminement futur de cette Expérience.

En tout état de cause, l'Imam al-Hassan n'ignorait pas que chez le fils d'Abou Sufiyân, la volonté farouche de conquérir l'Etat islamique qu'avait fondé le Prophète égalait sa haine noire pour la Famille et les descendants du Prophète ainsi que pour leur partisans, et que si l'occasion lui était offerte, il ferait tout pour anéantir cette Famille et avec elle tous les Musulmans pieux qui oseraient lui rappeler son devoir de ne pas s'écarter des enseignements du Livre et des Traditions du Prophète.

Pour ne pas sombrer dans le piège diabolique que lui tendit Mu'âwiyeh, l'Imam ne donna donc pas de réponse aux émissaires de Mu'âwiyeh, se contentant de prêcher à leur intention leur devoir envers Dieu, leur obligation de penser à l'intérêt général de la Ummah et de leur rappeler qu'ils auraient à répondre de leur attitude vis-à-vis de lui devant Dieu et le Prophète.

Mais c'était prêcher dans le désert que d'espérer un quelconque bien de ces hommes soigneusement désignés par Mu'âwiyeh pour exécuter une mission satanique et un plan préalablement établi. Ainsi, une fois sortie du cabinet de l'Imam, ils se faufilèrent entre les tentes des soldats qui brûlaient d'envie de connaître le résultat de l'entretien, et affectant un air de satisfaction, ils leur annoncèrent perfidement et sournoisement: «Par le fils du Messager, Dieu a empêché l'effusion du sang, nous a évité les troubles et a apporté la réconciliation».[124]

Ces fourbes insinuations avaient pour but d'une part de démobiliser l'armée d'al-Hassan, d'autre part d'accentuer ses divisions et faire éclater au grand jour ses contradictions latentes. Elles ne manquèrent pas de produire leurs effets venimeux qui atteignirent le point sensible des Muhakkimah[125], lesquels ne s'étaient joints aux troupes de l'Imam que pour se venger de Mu'âwiyeh. Touchés au vif, ces Kharijites revanchards piquèrent une crise de colère à l'annonce tendancieuse de la délégation omayyade. Leur révolte faillit tourner à l'émeute et aux affrontements intestines.

Une fois la délégation repartie et le calme revenu, I'Imam al-Hassan décida après mûre réflexion de réunir ses troupes ou ce qu'il en restait pour sonder leur intention et connaître leur disposition, car après tout ce qui venait de se passer depuis son accession au Califat, il estima que la décision finale qu'il devrait prendre - réconciliation ou combat - pour limiter les dégâts que Mu'âwiyeh était en train de causer au Message, à l'Expérience islamique et à leur avenir, dépendrait largement des motivations, de la combativité et de l'état d'esprit de son armée. Aussi, lorsque ses troupes se rassemblèrent l'Imam al-Hassan leur dit:

«Mu'âwiyeh nous propose quelque chose qui n'est ni honorable ni équitable. Si vous acceptez le sacrifice, nous l'affronterons et nous laisserons les épées exécuter le jugement de Dieu à son encontre. Mais si vous préférez la tranquillité, nous accepterons sa proposition et nous obtiendrons pour vous satisfaction...». [126]

Paradoxe! Déception! De partout des voix s'élevèrent: «Signez le contrat de réconciliation!»

Aucun avis contraire, aucune voix discordante, même dans les rangs des Muhakkimah, censés refuser tout compromis avec Mu'âwiych! Avaient-ils fini par se convaincre eux aussi que la conjoncture actuelle n'était guère propice et qu'une bataille contre la puissance montante de Mu'âwiyeh était, par les temps qui couraient, perdue d'avance?

Cet empressement des soldats de l'Imam al-Hassan d'exprimer quasi unanimement leur désir de ne pas se battre, sans surprendre totalement le petit-fils du Prophète, tua en lui tout espoir de tenter à nouveau de mobiliser les Musulmans dans le combat qu'il voulait mener dès le premier jour de son Califat contre la rébellion déviationniste.

L'Imam a compris que tous ses prêches, tous les efforts inlassables qu'il avait déployés pour les amener à prendre conscience de l'importance de l'enjeu, de la nécessite impérieuse de défendre la ligne du Prophète et du Califat-Bien-Dirigé, étaient vains, et que par conséquent, pour le moment, engager une épreuve de force inégale et désespérée contre les rejetons d'Abou Sufiyân, d'Abou Lahab et de la Porteuse de bois[127] (Hammâlat al-Hatab), équivalait à court terme à un suicide et à long terme s'avérerait du moins sans grand effet sinon nuisible.

LE MAL PERNICIEUX

La préférence des soldats de l'Imam al-Hassan pour la réconciliation avec Mu'âwiyeh faisait vivre au petit-fils du Prophète des moments dramatiques ou plutôt un drame à double cause: la répugnance de l'Imam à traiter avec la déviation d'une part, l'impossibilité - dans laquelle il se trouvait - de mobiliser les Musulmans en vue d'enrayer le danger qui guettait leur religion d'autre part.

Si la première cause est tout à fait compréhensible et légitime, la seconde pourrait prêter à interrogation: pourquoi l'Imam al-Hassan ne parvenait-il pas à mobiliser les masses musulmanes pour la défense de sa cause, celle de son père et son grand-père?

Rien dans la personnalité prestigieuse de l'Imam al-Hassan ne laissait présager cette situation paradoxale!

Le petit-fils du Prophète, le fils de Fâtimah al-Zahrâ', le disciple de l'Imam 'Alî avait une ascendance évocatrice, une éducation islamique exemplaire, un passé riche d'expérience en la matière.

N'était-il pas l'homme de toutes les campagnes de l'Imam 'Alî: à Basrah, à Nahrawân, à Çiffine?

N'avait-il pas joué un rôle décisif dans tous ces combats victorieux?

N'était-ce pas, en outre, à lui que l'Imam 'Alî faisait appel pour mobiliser les Musulmans au combat?

Orateur infatigable et homme d'argument incontestable, son père en faisait, comme nous l'avons vu, son ambassadeur et son porte-parole tantôt pour exalter l'ardeur des Musulmans et galvaniser les combattants tantôt pour désarmer par son argumentation des contradicteurs malintentionnés.

Ce n'était donc pas la personne ou la personnalité d'al-Hassan qui était en cause.

L'Imam savait qu'il n'avait rien à se reprocher et que personne n'avait rien à redire sur ses capacités dans le domaine, sur son intégrité, et sur ses efforts méritoires.

Mais là, une autre question se pose: pourquoi, contrairement à lui Mu'âwiyeh que tout le monde savait déviationniste, qui incarnait les séquelles de la jâhiliyyeh, dont les agissements présents ne valaient guère mieux le passé et l'ascendance détestables - réussissait-il non seulement à entraîner derrière lui des dizaines de milliers de Musulmans, mais aussi à attirer à son armée de nombreux soldats de l'Imam al-Hassan?

Celui-ci eut justement le mérite de déceler et de diagnostiquer à temps ce qui n'allait pas dans la situation dramatique qu'il était en train de vivre, lui et tous les Musulmans pieux.

Il comprit que l'Expérience islamique se trouvait à un tournant et qu'on assistait à un changement d'époque et d'état d'esprit, à une rupture entre ce que lui-même incarnait (les exigences du Message) et la disposition présente de la Ummah.

«Hier vous nous suiviez en faisant passer votre religion avant votre vie, et aujourd'hui vous mettez celle-ci devant celle-là», disait l'Imam al-Hassan, amer, à ses soldats qui lui faisaient souffrir le martyre par leurs atermoiements et leurs attitudes changeantes.

Le message avait amené les gens à concevoir que la vie d'ici-bas n'avait de sens que si elle était considérée comme un tremplin vers la vie éternelle, mais l'Imam al-Hassan constata que ce critère n'était plus de mise et que ce que la situation exigeait de lui ne correspondait guère aux enseignements et aux principes islamiques que lui avaient inculqués le Prophète et l'Imam 'Alî.

Lorsque quelques compagnons de l'Imam al-Hassan, consternés par l'effritement de l'armée et son rétrécissement lui conseillèrent de faire ce que Mu'âwiyeh faisait, c'est-à-dire d'appâter les chefs de tribus et les hommes influents moyennant avantages pécuniaires et promesses de postes importants, l'Imam al-Hassan rejeta catégoriquement leur conseil:

«Comment! Vous voulez que j'obtienne la victoire par l'injustice! Par Dieu, je ne le ferai jamais!».[128]

C'était pourtant, logiquement le seul remède efficace et le seul moyen adéquat d'arrêter le rouleau compresseur que Mu'âwiyeh avait lâché sur ses troupes.

Mais si combattre la corruption par une corruption équivalente était devenu le seul moyen valable de s'opposer à un agent corrupteur, en l'occurrence, Mu'âwiyeh, c'est que le mal ou la corruption avait atteint le corps même de la Ummah et qu'il était parvenu à un tel stade d'avancement et de ramification qu'il était vain d'essayer de le déraciner dans son stade actuel et qu'il fallait le laisser terminer son cycle et sécréter ses poisons pour que le corps qui le portait s'aperçoive de ses effets nocifs et y réagisse; ce qui n'était pas le cas jusqu'à présent puisque la Ummah paraissait si intoxiquée par le mal qui la rongeait qu'elle s'en accommodait sans grande peine.

Pour comprendre donc la parfaite pertinence de l'attitude que l'Imam al-Hassan finit par adopter face à la pression de Mu'âwiyeh, il convient d'étudier la nature de ce mal pernicieux et de revoir les stades de son développement.

L'Imam al-Hassan accéda au Califat à un moment où l'Expérience islamique traversait un tournant: le passage du Califat-Bien-Dirigé (où l'Etat et ses dirigeants sont soumis à l'Ordre divin) au royaume temporel (où l'intérêt de l'Etat passait avant les préceptes du Message) selon le terme de 'Aboul A'lâ al-Mawdoudi[129], du Califat religieux qu'incarnait l'Imam 'Alî, à l'Etat temporel, représenté par Mu'âwiyeh, selon l'expression de 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd[130]; ou en d'autres termes, le Califat de l'Imam al-Hassan coïncidait avec la fin de l'Expérience islamique telle qu'elle avait été pratiquée par le Prophète et poursuivie après lui pendant une courte période qui prit fin avec l'assassinat de l'Imam 'Alî.

Mais notons tout de suite que ce changement dans l'Expérience islamique n'était guère comme d'aucuns auraient tendance à le croire une évolution normale ou un progrès - mais bien au contraire, un recul, un retour aux traditions jâhilites, revêtues bien entendu d'un habit islamique, car l'Islam était un fait irréversible. Comment cette seine Expérience a-t-elle pu être atteinte par ce mal devenu irréductible?

Nous avons eu l'occasion de voir brièvement comment les Tulaqâ', les "amnistiés" dont faisait partie Mu'âwiyeh, ont pu accéder aux postes clés de l'Etat sous le Califat de 'Othman.

Ecoutons maintenant le commentaire du savant religieux, 'Aboul A'lâ al-Mawdoudi, à ce sujet:

«Ce changement (...) a commencé lorsque notre maître 'Othman (...) nomma ses proches aux hautes fonctions et leur accorda des privilèges auxquels tout le monde s'opposa.[131] (...) Ainsi, il destitua Sa'ad Ibn Abi Waqqâç de sa fonction de gouverneur de Kûfa pour nommer à sa place d'abord son demi-frère al-Walid Ibn 'Oqbah Ibn Mu'it, puis un proche, Sa'ïd Ibn al-'Aç. De la même façon il démit Abou Moussa al-Ach'ari de sa fonction de gouverneur de Basrah pour le remplacer par son cousin maternel 'Abdullah Ibn 'Amir, et il fit remplacer le gouverneur de l'Egypte, 'Amr Ibn al-'Âç par son frère de lait 'Abdullah Ibn Sa'ad Ibn Abi Sarh. Quant à Mu'âwiyeh qui avait été sous 'Omar gouverneur de Damas seulement, 'Othman le mit à la tête d'un gouvernement comprenant à la fois Damas, Himç, la Palestine, la Jordanie et le Liban. Enfin 'Othman nomma son cousin Marwân Ibn al-Hakam Secrétaire Général de l'Etat, ce qui lui permit d'imposer son influence sur tout l'Etat et sur tout ce qu'il comprend et sur tous ceux qui s'y trouvent. De cette façon tous les pouvoirs se trouvèrent entre les mains d'une seule famille».[132]

Et quelle famille!!

'Aboul A'lâ al-Mawdoudi poursuit:

«Bien que le fait de réserver tous les postes importants de l'Etat à la famille du chef de l'Etat soit en soi discutable, d'autres facteurs ont concouru à l'élargissement du champ de troubles et de l'anarchie: le premier facteur est que les membres de cette famille qui connurent la promotion à l'époque de 'Othman, étaient tous des Tulaqâ, c'est-à-dire les familles mecquoises qui restèrent jusqu'au dernier moment hostiles au Prophète (Ç) et à l'Appel islamique et que le Prophète (Ç) gracia après la conquête de la Mecque pour leur permettre d'entrer en Islam.

»Mu'âwiyeh, al-Walid Ibn 'Oqbah et Marwân Ibn al-Hakam faisaient parti ces familles à qui on avait laissé la vie sauve et que le Prophète avait amnistiées. Quant à 'Abdullâh Sa'ad Ibn Sarh, il renia l'Islam après s'y être converti et était l'un de ceux que le Messager de Dieu ordonna que l'on tue fussent-ils accrochés aux rideaux de la Ka'bah! (...)

»Il est donc évident que personne n'acceptait que les plus anciens (musulmans), ceux qui avaient exposé leur vie au danger pour la promotion de l'Islam, et grâce aux sacrifices desquels l'étendard de l'Islam s'éleva, soient destitués et que la Ummah soit gouvernée à leur place par de tels individus (les Tulaqâ'). Le second facteur est que ces individus n'étaient guère qualifiés pour le leadership du mouvement islamique... car ils n'avaient pas eu l'avantage d'accompagner le Prophète (Ç) et de connaître son éducation, de telle sorte que leur curs s'attachent à son esprit, à sa conduite et à sa voie. Il se peut qu'ils fussent d'excellents administrateurs et conquérants (...) mais l'Islam n'était pas venu uniquement pour s'emparer de pays et de nations, il était avant tout un Appel à la réforme et au bien, requérant beaucoup plus une éducation intellectuelle et morale qu'une compétence administrative et militaire. Or selon ce critère, ces individus auraient dû avoir une place dans les derniers rangs des Compagnons et des Suivants[133] et non pas au premier».[134]

Ces Tulaqâ' qui s'étaient acharnés contre l'Islam et les Musulmans jusqu'au dernier moment avant leur défaite et que le Prophète avait graciés malgré le sang qui entachait encore leurs mains, allaient-ils faire preuve de gratitude et avoir un comportement islamique digne de confiance, ce après que le Prophète leur offrit la possibilité de s'intégrer dans la communauté musulmane? Rien de moins sûr!

'Aboul A'lâ al-Mawdoudi nous cite à cet égard[135] et entre bien d'autres, l'exemple d'al-Walid Ibn 'Oqbah:

«Al-Walid Ibn 'Oqbah était entré en Islam après la Conquête de la Mecque. Il fut chargé par le Prophète d'aller prélever les aumônes légales chez les Bani Muçtalaq. Une fois dans la région de cette tribu, al-Walid fut pris de peur pour une raison quelconque et rebroussa chemin sans avoir pris contact avec personne. Une fois retourné à Médine, il dit au Prophète que les Bani Muçtalaq refusaient de payer la Zakât et qu'ils avaient failli le tuer. Le Prophète (Ç) se fâcha, et dépêcha une armée vers cette tribu pour la combattre. Une grande bataille fut évitée de justesse lorsque les chefs des Bani Muçtalaq comprirent à temps qu'il y avait eu un malentendu, et se rendant à Médine, ils informèrent le Prophète que cet individu n'était jamais venu les voir et qu'ils attendaient l'arrivée de quelqu'un pour s'acquitter de leur Zakât. C'est à ce propos que Dieu révéla ce verset: "Ô vous les croyants! Si un homme pervers vient vous apporter une nouvelle, faites attention! Car si, par inadvertance! vous portiez préjudice à un peuple, vous auriez ensuite a vous repentir de ce que vous auriez fait"».[136]

Et al-Mawdoudi d'ajouter:

«... C'est ce même al-Walid Ibn 'Oqbah que 'Othman nomma en l'an 25 H., gouverneur de cette grande province qu'était Kûfa, à la place de Sa'ad Ibn Abi Waqqâç, et c'est là que tout le monde découvrit qu'il était tellement alcoolique qu'un jour il accomplit en état d'ébriété et à la tête des fidèles la Prière de l'Aube en quatre Rak'ah (au lieu de deux) et se retourna vers les priants pour leur demander: en voulez-vous davantage!?»[137]

Couverts par la caution de la plus haute autorité islamique officielle (le Calife), occupant les postes de responsabilité les plus sensibles et les plus influents, auréolés du prestige des plus hautes fonctions dont ils assuraient la charge, ces Tulaqâ', imprégnés des séquelles de la Jâhiliyyeh entachèrent largement et profondément de leur impureté la page jusque-là blanche de l'Expérience islamique.

Etant de par leurs positions et leurs fonctions les dirigeants, l'exemple à suivre, les guides et les conducteurs de l'Expérience islamique, ils étaient tout désignés pour conduire celle-ci inévitablement vers la déviation à un moment où la communauté musulmane était en pleine expansion et comptait dans ses rangs beaucoup de nouveaux convertis qui ne savaient pas distinguer ce qui était vraiment islamique de ce qui ne l'était pas.

Car même si l'on concédait ou supposait que les "amnistiés" aient pu se dépouiller de leur haine d'antan pour l'Islam et ses institutions anti-jâhilites et accepter volontairement celles-ci, ils étaient mal placés pour s'y conformer parfaitement ou les appliquer correctement, comme cela est indispensable pour tout guide ou dirigeant l'insinuations.

Si à l'époque du Prophète, celui-ci ou les Compagnons pieux étaient toujours là pour les rappeler à l'ordre et les obliger à respecter les règles de la religion à laquelle ils étaient censés adhérer, sous le Califat de 'Othman, non seulement ils sont devenus les maîtres de leur conduite, mais bien plus, ils tenaient à leur merci les Compagnons, l'Etat et la Ummah.

Ecoutons encore ce que dit 'Aboul A'lâ al-Mawdoudi à ce sujet:

«Le fait que 'Othman plaça ces gens, "les Tulaqâ'", au-dessus de tout le monde eut des répercussions profondes et dangereuses. En voici deux: la première tient au maintien de Mu'âwiyeh à la tête d'une région très étendue (...) et considérée sur le plan militaire comme la zone la plus importante de l'Etat islamique à l'époque, car elle avait à sa droite toutes les provinces orientales et à sa gauche toutes les provinces occidentales. Elles avaient donc la valeur d'une digue isolante: si jamais son gouverneur venait à dévier du centre de l'Etat, il pourrait alors isoler les provinces orientales des provinces occidentales. Mu'âwiyeh se cramponna pendant assez longtemps à la tête du gouvernement de cette région pour pouvoir y enfoncer solidement ses racines et fixer ses piliers, à tel point qu'il n'était plus sous le pouvoir du centre principal de l'Etat, ou plutôt celui-ci était devenu dépendant de lui et soumis à lui (...). La seconde était le fait que 'Othman nomma Marwân Ibn al-Hakam au poste de "Secrétariat du Calife", et le considéra comme son conseiller et protecteur, ce qui permit à ce dernier de proférer à l'adresse des Compagnons des menaces difficilement supportables, venant d'un amnistié».[138]

Cette mainmise totale des Tulaqâ' sur la direction de l'Etat islamique, ils la devaient principalement - en tout cas initialement - à leur tribalisme. Leur esprit revanchard - autre facette du tribalisme - les poussait à se soucier avant tout de s'emparer totalement de cet Etat islamique qui les avait humiliés et privés de leur gloire jâhilite de jadis.

Mais sachant qu'ils n'étaient guère bien placés pour prétendre à la direction de l'Etat islamique tel qu'il fut institué par le Prophète, et qu'ils n'avaient aucune chance de pouvoir rivaliser dans ce domaine avec des hommes pieux dont la vie s'identifiait à l'esprit et à la lettre du Message, ils s'appliquèrent à estomper les règles de la morale islamique et à répandre des valeurs matérielles et temporelles que l'Islam avait combattues et dans lesquelles les prétendants légitimes à la direction de l'Expérience islamique ne sauraient rivaliser avec eux.

L'exemple ou la preuve en est ce que disait l'Imam 'Alî lorsqu'il entendait mettre en balance son propre courage et l'astuce de Mu'âwiyeh:

«Par Dieu, Mu'âwiyeh, en soi, ne serait pas plus astucieux que moi. Mais il trahit et pervertit. Si je ne détestais pas la traîtrise, je serais plus ingénieux que quiconque».[139]

En un mot les Tulaqâ' s'ingénièrent à faire prévaloir chez les Musulmans les principes du "royaume temporel" pour les opposer aux principes du "Califat religieux".

Alors que les principes du Califat voulaient que l'homme tirât sa satisfaction de la satisfaction de Dieu, les principes du royaume temporel tendaient à satisfaire aux penchants immédiats de l'homme:

«Alors que je veux que vous satisfassiez Dieu, vous, vous voulez que je vous satisfasse»[140] avait dit l'Imam 'Alî aux Musulmans lorsqu'il avait constaté les ravages que les Tulaqâ' avaient causés dans l'état d'esprit de la Ummah pendant les douze premières années de leur mainmise sur l'Etat islamique sous le Califat de 'Othman au cours duquel le passage du Califat-Bien-Dirigé au royaume temporel s'était amorcé largement et irréversiblement.[141]

En effet que faisait Mu'âwiyeh tout au long de son règne sur Damas sinon transformer systématiquement les soldats de Dieu qu'étaient les Musulmans en soldats de royaume? 'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd écrit à ce propos:

«Depuis qu'il a eu la charge du gouvernement de Damas, Mu'âwiyeh a oeuvré en vue de s'y éterniser et de s'attirer des partisans et des appuis. Il faisait tout pour satisfaire quiconque pouvait lui être utile (...). La trésorerie de Damas suffisait largement aux besoins de ses résidents et de tous les solliciteurs (...). Un jour, un habitant de Kûfa entra avec son chameau à Damas alors que les soldats de Mu'âwiyeh étaient de retour de Çiffine[142].

»L'un d'eux s'accrocha au chameau en jurant qu'il lui avait été pris dans cette localité (Çiffine). L'affaire fut portée devant Mu'âwiyeh. Le soldat en question amena 50 témoins pour attester que cette "chamelle" lui appartenait. M'âwiyeh ordonna au Kufite de rendre la chamelle au plaignant. Le Kufite dit à Mu'âwiyeh: "Que Dieu te réforme! Cette bête n'est pas une chamelle, mais un chameau!". Mu'âwiyeh rétorqua: "Le jugement est déjà prononcé, il est sans appel". Lorsque tout le monde fut parti), Mu'âwiyeh appela le Kufite, lui paya doublement le prix de son chameau et lui dit: "Informe (I'Imam) 'Alî que je l'affronterais avec cent mille hommes qui ne sauraient distinguer un chameau d'une chamelle».[143]

Al-'Aqqâd ajoute à ce récit une autre anecdote:

«Les soldats de Mu'âwiyeh lui étaient si aveuglément acquis qu'ils n'hésitèrent pas à se battre pour lui à Çiffine alors qu'il venait d'accomplir à leur tête, un mercredi la Prière du Vendredi».[144]

Ces deux exemples, quelque soit leur véracité ou exactitude documentaire, mettent en lumière, selon l'unanimité des historiens, d'une part le type de soldats que Mu'âwiyeh et ses acolytes s'employèrent à former, et d'autre part la différence de conception de l'Etat islamique chez l'Imam 'Alî, incarnation du Califat-Bien-Dirigé et chez Mu'âwiyeh, l'architecte du "royaume temporel".

Le message de Mu'âwiyeh à l'Imam 'Alî était clair et significatif: les soldats dont il se prévalait et qui ne savaient distinguer le "Vrai" du "Faux", le "Bien" du "Mal", tels que les a définis l'Islam, annonçaient la fin d'une époque et la naissance d'une autre dans laquelle les Musulmans pieux n'avaient d'autre alternative que celle-ci: soumission ou exclusion:

«Chaque fois qu'une contestation s'élevait, souligne encore A. M. al-'Aqqâd,

»Mu'âwiyeh s'appliquait à l'étouffer par un moyen approprié. Si elle venait d'un homme corruptible, il se montrait généreux envers lui, et s'il s'agissait d'un croyant pieux et sincère, il s'arrangeait par la ruse pour le proscrire de Damas. Un jour Abou Thar al-Ghifari, exaspéré par l'excès de bien-être et d'aisance dans lequel commençaient à vivre les notables et la haute classe, lança un cri d'indignation et se mit à réclamer aux riches de dépenser pour la cause de Dieu en leur rappelant cet avertissement coranique: "Annonce un châtiment douloureux à ceux qui thésaurisent l'or et l'argent sans rien dépenser dans le chemin de Dieu, le jour où ces métaux seront portés à incandescence dans le feu de la Géhenne et qu'ils serviront à marquer leurs fronts, leurs flancs et leurs dos". Ce cri d'indignation qui suscita l'enthousiasme des pauvres et l'indisposition des nantis alarma Mu'âwiyeh. Aussi ce dernier envoya par un émissaire mille dinars à Abou Thar dans l'espoir de le faire taire. Or dès le lendemain toute la somme fut distribuée aux nécessiteux. Mu'âwiyeh décida alors d'acheter le silence d'Abou Thar en le mettant dans l'embarras. Il renvoya son émissaire pour lui dire sur un ton faussement innocent: "Ô, épargne-moi du courroux de Mu'âwiyeh, car la somme que je t'avais apportée, était destinée en réalité à quelqu'un d'autre. Je me suis trompé de destinataire!". Abou Thar lui répondit: "Par Dieu je n'ai plus un sou de tes dinars. Donne-moi un délai de trois jours pour que je puisse réunir la somme et la restituer." Mu'âwiyeh comprit qu'Abou Thar n'était pas homme à être acheté. Aussi demanda-t-il au Calife ('Othman) de lui permettre de le bannir de Damas à Médine. Le Calife acquiesça. Mais à Médine, Abou Thar, ayant récidivé, fut déporté vers un village où l'on ne pouvait pas l'entendre».[145]

Cet exemple qui ne traduit vraiment ni l'étendue de la déviation amorcée par les Tulaqâ' sous le 3e Calife ni l'ampleur de la répression sauvage et de crimes de sang qu'ils ont perpétrés contre des Compagnons pieux tel que 'Ady Ibn Hojr... est pourtant significatif à double titre:

1- Il montre d'une part qu'à peine quelques dizaines d'années après la disparition du Prophète, Mu'âwiyeh et ses semblables qui tenaient en mains la barre de l'Etat islamique, ne toléraient guère qu'on prêche le respect de l'esprit et de la lettre du Message et l'observance stricte des enseignements du Coran et des Traditions du Messager.

2- Il montre d'autre part que si Mu'âwiyeh s'était offusqué du rappel d'Abou Thar d'un avertissement coranique adressé à ceux qui "thésaurisent"... au point de le proscrire, c'était parce que ce dernier s'était attaqué au point sensible des Tulaqâ' et à leur arme suprême de corruption: l'enrichissement des notables et de la classe dirigeante en général, des Tulaqâ' eux-mêmes en particulier, enrichissement devenu sous 'Othman un signe des temps et un facteur important du passage de l'ère du Califat-Bien-Dirigé à l'ère du royaume temporel.

'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd écrit à ce sujet:

«Selon al-Mas'ûdi, les Compagnons acquirent sous le 3e Calife, des domaines et de l'argent. Ainsi, le jour de l'assassinat de 'Othman on a découvert dans sa caisse cent mille dinars et mille mille dirhams; la valeur de ses domaines dans Wâdi al-Qurâ, Hanîn et ailleurs se montait à plus de cent mille dinars et ce, sans parler du grand nombre de chameaux et de chevaux qu'il avait laissé (...)».[146]

Al-'Aqqâd ajoute ailleurs:

«Parmi les reproches qu'on a fait à 'Othman: les dons et les biens qu'il prodigua à ses proches (...). On dit qu'il offrit à Sufiyân Ibn Harb deux cent mille dirhams et à al-Hârith Ibn al-Hakam, son beau-fils, cent mille dirhams pris dans la Trésorerie».[147]

Aboul A'lâ al-Mawdoudi écrit encore sur le même sujet:

«Ce qu'on reprochait à 'Othman était d'accorder à ses proches des privilèges. Par exemple le fait d'avoir offert à Marwân le cinquième (soit 500 mille dinars) d'un butin africain (...). Sur ce sujet Ibn al-Athir écrit: Lorsque 'Abdullah Ibn Abi Sarh apporta le cinquième d'un butin africain, Marwân le lui acheta 500 mille dinars dont 'Othman lui avait fait cadeau (...). Selon certains, 'Othman' offrit le cinquième du butin de l'Afrique à 'Abdullah Ibn Sa'ad, selon d'autres à Marwân Ibn al-Hakam. Mais il est apparu qu'il donna le cinquième du butin de la première razzia à 'Abdullah et le cinquième de celui de la deuxième razzia - où toute l'Afrique fut conquise - à Marwân».[148]

Ainsi, confortés par l'ensemble des prérogatives précitées qu'ils ont acquises pendant les 12 ans du Califat de 'Othman, au détriment des Compagnons, les Tulaqâ' réussirent peu à peu à vider l'Expérience islamique de son sens et de son contenu réel, à la dévier de sa voie initiale, à répandre leurs moeurs au relent jâhilite, à semer la confusion dans les esprits, et à renverser la situation à leur profit: désormais ce n'étaient plus eux qui n'avaient pas qualité pour présider à la destinée de la Ummah, mais ceux-là mêmes qui s'inquiétaient à juste titre de leur présence à la direction de l'Etat islamique, c'est-à-dire les représentants légaux du Message et les Compagnons pieux du Prophète.

Tous les facteurs ont été réunis pour que la confusion et la corruption s'installent durablement dans le corps de la Ummah. Durant les 12 années du Califat de 'Othman, les Tulaqâ' ont eu largement le temps de construire une piste de déviation. Ils attendaient la première occasion pour l'officialiser. L'assassinat de 'Othman; la leur offrira.

Avant la mort de 'Othman, ils s'abritaient derrière la protection califale pour donner une légitimité à leurs pratiques déviationnistes, et réduire au silence les défenseurs légitimes de la ligne du Prophète; après son assassinat, c'est la vengeance du sang du Calife qui leur servira de prétexte pour maquiller leur déviation en légitimité, ou en d'autres termes pour justifier et légitimer leur rébellion islamiquement illégale contre le nouveau Calife, l'Imam 'Alî, rébellion qui n'avait pour but que la scission immédiate du territoire qu'ils contrôlaient directement, et sa transformation en une base de départ pour la conquête définitive de tout l'Etat islamique, lequel était déjà intoxiqué par leurs murs et en conséquence réceptif et perméable à leurs vues jahilites.

Quand l'Imam 'Alî accéda au Califat, il était conscient de l'ampleur de la corruption et de l'étendue de la déviation. Il savait que les racines du mal étaient solidement implantées et qu'il était impossible de les extirper du jour au lendemain.

Il lui fallait donc parer au plus pressé pour préserver l'avenir du Message. Incarnation de la ligne du Prophète, il s'attaqua à la priorité des priorités: empêcher la piste de déviation installée par les Tulaqâ' de se confondre avec la ligne du Prophète et de s'y identifier.

Il reprit alors la ligne tracée par le Prophète pour l'accentuer, la souligner ou lui donner un prolongement afin qu'elle ne soit pas définitivement éclipsée par la piste de déviation vers laquelle les Tulaqâ' avaient détourné la Ummah.

Dans toutes les mesures qu'il a prises et toutes les actions qu'il a entreprises pendant son gouvernement, dans toutes les batailles qu'il a engagées contre les déviationnistes, un souci principal dominait et se dégageait: appliquer avec rigueur les lois islamiques et les principes du Prophète et faire prévaloir les règles de la morale islamique.

Sur cette lancée, il se préoccupait peu des conséquences immédiates de son attitude pour sa popularité ou le maintien de son pouvoir. Ce qui lui importait avant tout, c'était moins de réaliser à tout prix une victoire contre ses ennemis ou sur ceux qui s'ingéniaient à détourner l'Islam de sa voie initiale, que de leur faire connaître et rappeler ainsi qu'à toute la Ummah les valeurs réelles du Message et la voie initiale de l'Expérience islamique afin que chaque Musulman soit confronté à sa responsabilité et à son devoir.

Ce souci permanent de s'en tenir strictement aux préceptes du Message - bien qu'il ne trouvât guère d'écho favorable dans le climat empesté de corruption qu'avaient créé les Tulaqâ' - s'imposait d'autant plus que l'Imam 'Alî, agissant en qualité de successeur légal du Prophète et de continuateur de ses Traditions, savait que son attitude serait regardée comme exemple et comme un précédent Jurisprudentiel par toutes les générations futures de Musulmans, et qu'elle devait donc être non seulement fonction du présent, mais également de l'avenir.

Imperturbable dans ses convictions, fidèle jusqu'au bout à sa mission, l'Imam 'Alî ne s'écarta guère de la ligne du Prophète malgré les pressions des circonstances défavorables et les impératifs immédiats des combats qu'il mena sans relâche contre les sécessionnistes et les corrupteurs.

Ce faisant, il réussit à fixer solidement le prolongement de la ligne du Prophète et à former sur le tas des soldats missionnaires immunisés contre le fléau déviationniste et corrupteur qui continuait inexorablement son avancée dans le corps de la Ummah au fur et à mesure que s'éteignaient l'un après l'autre les premiers Musulmans et les Compagnons pieux du Prophète.

Sous le Califat de l'Imam 'Alî, ce fléau n'avait atteint que partiellement le corps de la Ummah, et c'est ce qui lui a permis de poursuivre activement son objectif, c'est-à-dire de trouver suffisamment de partisans pour maintenir et diriger l'Etat islamique dans sa voie initiale et opposer une résistance active et constructive aux transgresseurs de la Chari'a dans le but de préserver l'avenir du Message et sans exposer au danger l'existence de la Ummah.

Par contre lorsque l'Imam al-Hassan accéda au Califat, les effets nocifs de la corruption des Tulaqâ' avaient tellement intoxiqué la nation islamique que, tenter à tout prix de les annihiler immédiatement et par la force aurait compromis tous les efforts que l'Imam 'Alî avait déployés pour sauvegarder durablement la ligne du Prophète.

Or dans leur lutte contre la déviation, l'Imam 'Alî et l'Imam al-Hassan poursuivaient ce même objectif final, mais dans des circonstances différentes qui exigeaient par conséquent des réponses ou des conduites différentes: Le premier devait et pouvait agir activement contre la corruption pour mettre en évidence la ligne du Prophète et former le noyau d'hommes qui veillerait à la sauvegarde de cette ligne, le second n'a pas tardé à se rendre compte que pour préserver ce noyau et la ligne qu'il défendait, il fallait attendre jusqu'à ce que la Ummah prenne elle-même conscience de l'abîme vers lequel la déviation la conduisait.

VERS LA CONCLUSION D'UN TRAITÉ DE RÉCONCILIATION

De l'intransigeance au stoïcisme

Ayant perdu tout espoir de pouvoir compter sur une armée capable sinon d'obtenir une victoire décisive sur les troupes de Mu'âwiyeh, du moins de leur tenir tête, l'Imam al-Hassan finit donc par envisager avec un serrement de coeur l'idée de la "Réconciliation", espérant que cet énorme sacrifice lui permettrait de sauvegarder l'essentiel de ce qu'il avait la charge de garder et le devoir de sauver: l'avenir du Message.

En effet, aussi invraisemblable que cela ait pu paraître pour beaucoup, la conclusion d'un traité de Réconciliation (en vertu duquel le petit-fils et l'héritier du Prophète, le cinquième Califat-Bien-Dirigé, laissait la direction des Affaires de l'Etat islamique au sécessionniste rebelle, l'ennemi haineux de la famille du Prophète) s'annonçait de plus en plus imminente.

Réconciliation invraisemblable, car depuis l'accession de l'Imam al-Hassan au Califat, toutes les conditions objectives et subjectives - à quelques exceptions près étaient réunies pour que la bataille entre le camp de la légitimité islamique et celui de la rébellion fût engagée au plus tôt.

Du côté de Mu'âwiyeh, animé qu'il était par son ambition pour le pouvoir et sa haine noire pour la Famille du Prophète, et fort de la puissance et de la cohésion de son armée, il avait en principe tout intérêt à engager le plus tôt possible l'épreuve de force contre le camp du Calife en titre en profitant de sa division et de son affaiblissement après l'assassinat de l'Imam 'Alî.

Du côté de l'Imam al-Hassan, les raisons de livrer cette bataille étaient encore plus solides, et plus nombreuses. En tout cas une seule suffisait: le Calife légal avait en principe le devoir de le faire quelqu'en soit le résultat, si cela ne tenait qu'à lui évidemment.

En outre, l'Imam al-Hassan était un homme intransigeant, qui ne badinait pas avec les principes, un esprit combatif qui ne se laissait pas intimider, et il connaissait mieux que quiconque Mu'âwiyeh, son passé et ses arrière-pensées pour savoir qu'il était nécessaire de le combattre.

Ceci dit, il faut comprendre que si, malgré toutes ces raisons, ladite bataille apparemment inévitable tarda à s'engager pour être finalement évitée (grâce au sens aigu du devoir et à la lucidité de l'Imam al-Hassan, ainsi qu'à la maîtrise de soi qui caractérisait tous les Imams d'Ahl-ul-Beyt) c'est parce qu'elle avait cette particularité que son enjeu résidait moins dans son issue immédiate - victoire ou défaite - que dans les conditions de son engagement et ses conséquences à court, à moyen et à long termes.

En un mot, Mu'âwiyeh savait qu'il ne suffisait pas d'exterminer la Famille du Prophète au terme d'une bataille victorieuse pour instaurer un Etat omayyade qu'il n'avait cessé d'ambitionner, et al-Hassan était conscient que sacrifier sa vie et celles de ses adeptes dans un combat désespéré ne sauverait pas le Message de la déviation omayyade.

En effet, concernant Mu'âwiyeh, il n'ignorait pas que le pouvoir qu'il s'apprêtait à conquérir était celui d'un Etat irréversiblement islamique et que s'il voulait en prendre la direction, il faudrait qu'il fasse preuve d'un minimum de respect pour ses institutions et pour ceux qui l'incarnaient et s'y identifiaient.

Il savait que son passé d' "amnistié", de "coeur à rallier"[149] ainsi que celui de sa famille, laquelle s'était illustrée par sa haine farouche pour le Prophète et l'Islam, faisaient de lui à juste titre un prétendant suspect à la direction de l'Etat islamique.

Il n'avait pas oublié que les Musulmans s'écartaient de son père comme d'un "intouchable" et évitaient de le fréquenter après sa conversion forcée à l'Islam.[150] Il se rappelait que la raison principale de la montée de la contestation sous le Califat de 'Othman et le grief principal que les Compagnons faisaient à celui-ci étaient justement la présence d'hommes comme lui aux postes clés de l'Etat islamique.

Conscient donc des risques que comportait pour l'avenir de ses projets l'extermination des membres de la Famille du Prophète ainsi que de tous les Compagnons éminents et les Musulmans pieux qui leur étaient acquis, Mu'âwiyeh s'est ingénié à pousser l'Imam al-Hassan à commettre une faute pour lui faire supporter la responsabilité d'une guerre qu'il n'avait aucune chance de gagner.

C'est pourquoi tout en mettant sur le pied de guerre son armée, tout en s'apprêtant à envahir le territoire contrôlé par le Calife en titre, tout en multipliant les complots pour déstabiliser le camp de l'Imam al-Hassan et isoler celui-ci, il se montrait publiquement très conciliant, soucieux à l'extrême d'éviter l'effusion de sang, très désireux de ramener la paix et de rétablir l'unité de la Ummah, et il déployait toutes les ressources de sa sournoiserie et de sa perfidie pour laisser croire que c'était pour ces raisons qu'il voulait diriger l'Etat islamique et qu'il serait le mieux placé dans les circonstances actuelles pour accomplir cette tâche.

En se livrant à ce double jeu, Mu'âwiyeh avait l'intime espoir que l'Imam al-Hassan intransigeant qu'il était sur les principes islamiques et exaspéré par l'uvre de destruction, de corruption et de division du gouvernant rebelle, tomberait dans son piège et refuserait son offre de réconciliation.

Dès lors, il aurait les mains libres pour traduire en acte toute sa haine pour les descendants du fondateur de l'Etat islamique et pour réaliser toute son ambition de plier celui-ci aux règles et aux traditions omayyades tribales et imprégnées des séquelles de la jahiliyyeh.

Quant à l'Imam al-Hassan, il était trop lucide pour ne pas comprendre le jeu subtil de Mu'âwiyeh et trop conscient des ambitions peu islamiques du fils d'Abou Sufiyân pour lui laisser une liberté totale de les réaliser. Homme de discernement et maître de ses réactions, il se résigna à sacrifier l'objectif immédiat (l'épreuve de force contre la déviation) pour l'objectif final (la sauvegarde du Message) et à passer outre à ses sentiments personnels - sa répugnance de traiter avec le rebelle - pour préserver l'intérêt supérieur de la Ummah.

Aussi accepta-t-il de renoncer au pouvoir pour un temps au profit de Mu'âwiyeh à condition que celui-ci gouvernât conformément aux préceptes du Coran et de la Sunna et s'abstînt d'importuner ceux qui étaient les mieux placés et les plus qualifiés pour défendre ces deux sources de la Chari'a, à savoir les membres de la famille du Prophète et leurs adeptes.

C'était là, estimait-il, la meilleure façon de contourner les filets que Mu'âwiyah lui tendait perfidement et d' esquiver le coup fatal qu' il s'apprêtait à administrer aux représentants les plus pieux et aux défenseurs les plus déterminés du Message.

Il comptait placer ainsi les déviationnistes omayyades devant deux choix qui contrariaient leurs intentions réelles et qui correspondaient en définitive parfaitement à son objectif final:

Ou bien Mu'âwiyeh respecterait les conditions posées par l'Imam, et dans ce cas il serait tenu de se plier aux préceptes du Message durant la période de son Califat - c'est ce que l'Imam voulait absolument - et à préserver la vie de ceux qui s'opposaient farouchement à toute déviation du Coran et de la Sunna;

Ou bien, il trahirait ses engagements, et dans ce cas les masses musulmanes découvriraient le vrai visage, et le fond non islamique du régime omayyade; I'Imam al-Hassan aura ainsi résolu le problème majeur auquel il n'avait cessé de se heurter dans sa lutte contre Mu'âwiyeh.

LES CLAUSES DU TRAITÉ DE RÉCONCILIATION

ENTRE L'IMAM AL-HASSAN ET MU'ÂWIYEH

L'histoire ne nous a légué aucun document indiquant avec précision les termes et la teneur exacts du "Traité de Réconciliation", bien que cet événement marque une date on ne peut plus importante de l'histoire de l'Expérience islamique.

La raison en est sans doute que Mu'âwiyeh n'avait jamais accordé une valeur durable à ce document qu'il considérait au fond de lui-même comme un simple laisser-passer provisoire lui ouvrant la porte de la direction officielle de l'Etat islamique; c'est du moins ce que la suite des événements a montré.

Ce qui est cependant sûr, c'est que Mu'âwiyeh, d'après certains historiens, dont al-Tabari et Ibn al-Athir, a envoyé à al-Hassan une feuille blanche en bas de laquelle il avait apposé son estampille, ainsi qu'une lettre dans laquelle il a écrit: «Pose les conditions qui te conviennent dans cette feuille que j'ai signée, je les accepterai».[151]

Quant aux conditions que l'Imam al-Hassan a posées dans cette feuille, elles ne sont souvent mentionnées que négligemment, partiellement ou incomplètement par les historiens, sans doute parce que Mu'âwiyeh, avait annoncé dès qu'il s'est emparé du pouvoir, qu'il n'en respecterait aucune.

Toutefois, les spécialistes de la biographie de l'Imam al-Hassan, qui ont procédé à une étude comparée des différentes versions nuancées ou incomplètes des clauses du Traité, s'accordent pour nous les présenter sous la forme suivante:

Article premier: Al-Hassan remet le pouvoir à Mu'âwiyeh à condition que ce dernier applique le Coran et la Sunna du Prophète et suive la voie des Califes pieux.

Article Deux: Al-Hassan succédera à Mu'âwiyeh après sa mort. S'il lui arrivait malheur, c'est son frère al-Hussayn qui prendrait sa place. Il ne revient pas à Mu'âwiyeh de désigner qui que ce soit pour sa succession.

Article Trois: Mu'âwiyeh doit s'abstenir d'injurier Amir al-Mu'minine, 'Alî, surtout lors de la prière, et il ne doit dire de lui que du bien.

Article Quatre: Exclure les sommes se trouvant dans la trésorerie de Kûfa - soit cinq "mille mille" dirhams - des biens soumis à la passation du pouvoir (...)

Article Cinq: Les gens doivent pouvoir vivre en sécurité là où ils se trouvent sur la Terre de Dieu: que ce soit en Syrie, en Iraq, au Hijâz, au Yémen. Mu'âwiyeh ne doit pas tenir rigueur aux gens, de leurs erreurs passées, ni demander des comptes à quiconque pour ce qui a été fait dans le passé, ni garder rancune envers les Irakiens. Il doit assurer la sécurité des partisans de 'Alî où qu'ils se trouvent, et s'abstenir de porter atteinte à aucun de ses chiites. La sécurité des chiites et des compagnons de 'Alî, ainsi que de leurs biens, de leurs femmes et de leurs enfants doit être garantie. Mu'âwiyeh ne doit les poursuivre pour quoi que ce soit, ni faire du mal à aucun d'entre eux. Il doit garantir à chacun son dû et indemniser les compagnons de 'Alî des dommages qu'ils ont subis. Il ne doit garder rancune - dissimulée ou manifeste - ni à l'encontre d'al-Hassan, ni à l'encontre de son frère al-Hussayn ni envers aucun membre de la Famille du Prophète. Il ne doit menacer aucun d'entre eux où qu'il se trouve.[152]

RENONCER AU POUVOIR ET NON À LA KHILÂFAH

Après la conclusion de ce traité de réconciliation que l'Imam al-Hassan n'avait accepté qu'à contre-coeur et faute de combattants, les Musulmans notamment ceux qui se trouvaient dans le camp du Calife légal ne tardèrent pas à prendre conscience du virage de l'Expérience islamique que le nouveau souverain de la nation islamique était en train d'amorcer.

On commença à entendre par ci et par là des grognements de protestation ou de reproche contre la signature de ce traité même et surtout parmi ceux qui jusqu'à la veille ne cessaient de grommeler chaque fois que l'Imam les incitait au combat.

Hier, ils étaient inconscients du caractère hautement missionnaire de la lutte que l'Imam al-Hassan avait engagée contre Mu'âwiyeh, de là leur tendance à la défection; aujourd'hui, ignorants de la nature profonde et de la portée réelle des clauses du traité que le petit-fils du Prophète avait pertinemment choisies pour astreindre le chef de file des Tulaqâ à sa place d'usurpateur, ils assimilaient son acceptation de se retirer de l'avant-scène du pouvoir officiel, à une abdication de la direction de la Ummah, donc à un renoncement au devoir, de là leur grogne.

Or, il y a sur le plan juridique islamique une différence nette entre "être contraint de laisser le pouvoir à un usurpateur" et abdiquer son poste d'Imam ou de Califat. On pourrait bien passer le pouvoir à un autre sous la contrainte sans pour autant renoncer à sa qualité de détenteur de la légalité.

L'Imam al-Hassan n'a pu ni dans son esprit ni dans ses actes envisager à aucun moment l'abdication; autrement, il n'aurait pas été ce qu'il était, tel que nous l'avons vu tout au long de sa vie: un héritier digne du Prophète et de l'Imam 'Alî.

«Car en tant qu'Imam légal désigné par le Texte - comme il le concevait et avec lui tous les Chiites imamites - son mandat d'imamat était une qualité indissociablement lié à son existence et à son essence. Personne ne pouvait la lui usurper, pas plus qu'il ne pouvait la concéder ni se décharger des responsabilités qui en découlaient. Sinon cela aurait été une infraction à la décision divine le désignant à ce poste. De même que le Prophète ne peut se séparer de sa qualité de prophète, de même l'Imam ne peut se défaire de sa qualité d'Imam. C'est du moins ce à quoi les Chiites croient fermement concernant l'imamat, croyance corroborée par des arguments solides qui leur sont propres».[153]

«Même si l'on supposait que l'Imamat de l'Imam al-Hassan ne découlât pas du Texte, mais d'un "consensus unanime" des Musulmans qui lui prêtèrent serment d'allégeance et le désignèrent pour le Califat, là encore il n'aurait pas pu s'arroger le droit de concéder le Califat, sauf cas de force majeure: par exemple incompétence dans la direction des affaires des Musulmans, ou agissements inconvenables susceptibles de porter atteinte au prestige et à la sainteté du poste. Or l'histoire ne signale rien de tout cela dans la personnalité et dans la vie de l'Imam al-Hassan, lequel bien au contraire fit preuve à maintes occasions, de ses qualités d'esprit conséquent, de dirigeant compétent, d'homme déterminé et clairvoyant, ainsi que d'autres qualités requises pour tout chef d'Etat ou de gouvernant».[154]

En acceptant de conclure le traité de réconciliation, I'Imam al-Hassan n'entendait guère consacrer Mu'âwihey Calife légal de la Ummah, mais chef de file de la déviation. La déviation de l'Expérience islamique opérée par les Tulaqâ' sous le Califat de 'Othman conduisait la Ummah vers les valeurs de "royaume temporel" alors que l'Imam 'Alî, les Compagnons pieux et enfin l'Imam al-Hassan luttaient de toute leur force pour la maintenir sur la ligne de la Khilâfah ou dans les Traditions du Prophète.

Lorsque l'Imam al-Hassan remarqua que les valeurs du royaume temporel devenaient un signe des temps et que les Musulmans se montraient de plus en plus sensibles à ces valeurs et de moins en moins conscients de ce qui séparait la ligne islamique originelle de la déviation, il orienta toute son action pour que cette déviation dise enfin son nom et soit nettement distinguée de la voie initiale que le Prophète avait tracée pour les croyants.

Un coup d'oeil sur les clauses du Traité de Réconciliation et sur les différentes déclarations et commentaires de l'Imam al-Hassan relatifs à ce sujet, montre clairement que ce dernier a pris soin de n'accorder à Mu'âwiyeh que le "pouvoir" d'un "royaume" - obtenu de facto et acquis de plus par contrainte - et de lui récuser tout droit à la Khilâfah.

Ainsi, répliquant à quelqu'un qui lui reprochait d'avoir accepté l'humiliation des Croyants pieux en signant ce Traité, il lui dit:

«Ô Abou Âmer! Ne dis pas cela! Je n'ai pas humilié les Musulmans. J'ai seulement détesté qu'il meurent pour le pouvoir.».[155]

Et à quelqu'un d'autre, il précisa:

«Je les[156]laisse s'entre-déchirer entre eux pour le pouvoir de ce bas-monde. Je n'en ai pas besoin».[157]

Dans un discours prononcé en présence de Mu'âwiyeh il souligna clairement la différence entre le "pouvoir" qu'il avait laissé à ce dernier et le droit au Califat qu'il lui avait refusé:

«Celui qui doit sa place à l'injustice, qui a suspendu les Traditions, qui a pris le bas-monde pour père et mère n'est pas un calife. C'est un roi qui a obtenu un pouvoir et s'en est réjoui (...) Et comme le dit Dieu - Le Très-Haut -: "Ceci est peut-être une tentation... et une jouissance temporaire, pour un certain temps" (Coran, Al-Anbiyâ', 21: 3)».[158]

Et dans un discours prononcé lors d'une réunion à Kûfa:

«... Mu'âwiyeh a prétendu que je pensais qu'il était qualifié pour le Califat, pas moi! Or il a menti. Nous (Ahl-ul-Bayt) sommes les mieux placés parmi les gens pour diriger les Musulmans, et ce selon le dire du livre de Dieu - Le Très Haut - et de son Prophète».[159]

Ce refus de l'Imam al-Hassan de consacrer Mu'âwiyeh calife légal des Musulmans est confirmé par le fait qu'il lui impose dans la première clause du Traité d' "appliquer le Livre de Dieu et la Sunna de son Messager", ce qui sous-entendait que Mu'âwiyeh n'était pas considéré comme étant a priori qualifié pour le faire, alors que c'est une qualité inhérente à tout véritable Calife.

En outre, d'après al-Kulayni, al-Hassan a posé comme condition de sa cession du pouvoir, qu'on n'appelle pas Mu'âwiyeh "Commandeur des Croyants", comme on le faisait pour le Calife; et selon al-Çaduq: «Al-Hassan a posé comme condition à Mu'âwiyeh que l'enregistrement de témoignage ne se déroule pas chez lui»,[160] ce qui implique la non-reconnaissance de la qualité de calife à Mu'âwiyeh.

A ceux qui (aussi bien les détracteurs que les partisans de l'Imam al-Hassan) avaient mal compris le sens exact de ce Traité, sa pertinence à court terme et sa portée à long terme, en raison de leur ignorance de la vision historique et lointaine dans laquelle le petit-fils du Prophète considérait l'acheminement du Message, l'Imam Muhammad al-Bâqir[161] dira quelques décennies plus tard (à propos de ce même Traité): «Par Dieu, ce que al-Hassan Ibn 'Alî a fait était meilleur pour cette Ummah que le lever du soleil».[162]

Oui, ce que l'Imam al-Hassan a fait était d'autant plus capital pour l'histoire et l'avenir du Message qu'il a pu empêcher la déviation de déformer et défigurer à jamais le visage de l'Islam.

Par le "Traité de Réconciliation" il a tiré une ligne de démarcation nette et durable entre le Gouvernement islamique soumis à la Loi divine et régi par elle et un pouvoir temporel tournant au gré des caprices, des désirs et des défauts de dirigeants dits Musulmans, mais se plaçant au-dessus de la Chari'a.

L'Imam al-Hassan évitera aux Musulmans de toutes les générations futures un amalgame dangereux entre la pureté des Traditions du Prophète et l'impureté des pratiques honteuses des descendants des Tulaqâ'.

Mu'âwiyeh voulait à tout prix diriger l'Etat islamique et il en avait tous les moyens grâce à une longue préparation commencée sous le troisième Calife. Il aurait pu ainsi faire de la déviation amorcée par les Tulaqâ' sous le Califat de 'Othman, une continuation du Califat-Bien-Dirigé.

Or, quel Musulman aurait pu trier ou pourrait aujourd'hui supporter sans rougir qu'on lui désigne du doigt l'assassinat atroce de Hojr Ibn 'Adi et de bien d'autres Compagnons pieux sans parler d'autres crimes objets (que nous avons mentionnés antérieurement) comme une tradition islamique?

L'Imam al-Hassan a cédé officiellement à Mu'âwiyeh les rênes d'un pouvoir qu'il possédait de toute façon en puissance. Mais ce faisant, il l'a d'une part empêché de s'inscrire dans l'histoire comme un Califat-Bien-Dirigé, il lui a, d'autre part, laissé le temps de se démasquer complètement, permettant ainsi aux Musulmans de s'apercevoir, pendant qu'il était encore temps, du grand fossé qui séparait la ligne du Prophète et la déviation des Tulaqâ'.

Car tant qu'ils n'avaient pas encore officiellement la direction de la Ummah entre leurs mains, Mu'âwiyeh et ses acolytes s'ingéniaient par des arguments sophistiqués et des raisonnements spécieux à habiller leurs infractions à la Chari'a d'une apparence islamique, et s'efforçaient tant bien que mal de dissimuler leur haine viscérale envers la famille du Prophète et les défenseurs de ses Traditions.

Une fois l'Imam al-Hassan écarté de leur chemin, aucun obstacle ne les empêchait plus d'inonder la Ummah de l'eau trouble dont ils l'arrosaient jusque-là à petites gouttes.

Mais abstraction faite de l'opportunité et de tous les aspects positifs de ce Traité, beaucoup de proches partisans de l'Imam al-Hassan concevaient mal que ce dernier puisse supporter l'idée de se laisser et de laisser la Ummah vivre sous le pouvoir des "amnistiés".

Cela leur paraissait d'autant plus inconcevable que l'Imam al-Hassan, contrairement à la majorité des mortels, connaissait parfaitement et de très près le passé peu glorieux des Tulaqâ' et les intentions malveillantes de Mu'âwiyeh et de son entourage.

Et s'ils avaient pu constater comme lui que dans l'état actuel de son armée, il n'avait guère d'espoir d'opposer une résistance sérieuse aux attaques que Mu'âwiyeh s'apprêtait à lancer contre la capitale du Califat, il leur était par contre difficile de comprendre que le petit-fils du Prophète ait préféré traiter avec le fils d'Abou Sufiyân plutôt que se sacrifier.

Certes, ils savaient pourtant que l'Imam al-Hassan répugnait plus que quiconque à consacrer la victoire immédiate de la déviation sur les représentants de la ligne du Prophète, mais ils n'avaient ni la profondeur de son sens du devoir et des responsabilités, ni l'étendue de sa vision de l'avenir du Message.

Le drame de l'Imam al-Hassan ne résidait donc pas seulement dans la peine qu'il éprouvait à maîtriser ses propres sentiments de colère pour préserver l'intérêt capital de la Ummah, mais également dans les efforts qu'il devait déployer pour affronter les plaintes de ses fidèles, soulager leurs peines, leur faire comprendre que le grand jihad, le sacrifice suprême est justement la maîtrise de soi, et leur justifier la nécessité d'un tel sacrifice dans la situation actuelle.

Ainsi, un jour il dit à l'adresse de l'un d'entre eux:

«Ô Abou Sa'îd! La raison de ma réconciliation avec Mu'âwiyeh est identique à celle de la réconciliation du Prophète avec les Bani Dhamrah, les Bani Achja' et les habitants de la Mecque lorsqu'il revint d'al-Hudaybiyyeh».[163]

Et il explique son attitude à Mâlik Ibn Dhamrah:

«J'ai craint que les Musulmans ne soient extirpés de la surface de la terre et j'ai voulu que la Religion ait des défenseurs».[164]

Et à Bachîr al-Hamadâni qui lui reprochait cette réconciliation, il rappelle:

«Je n'ai voulu par ma réconciliation que vous éviter d'être tués, ayant constaté l'atermoiement de mes hommes et leur refus de combattre».[165]

Et il dit ailleurs:

«Par Dieu je n'ai accepté la réconciliation que lorsque j'ai désespéré de trouver des combattants. Si j'en avais trouvé, je l'aurais[166] combattu jour et nuit jusqu'à ce que Dieu juge entre moi et lui».[167]

Il ressort de ces déclarations et de l'ensemble des explications antérieures et ultérieures que le souci constant de l'Imam al-Hassan était de préserver la vie des Musulmans en général et des défenseurs de la Religion - c'est-à-dire de la ligne du Prophète - en particulier, car prévoyant et clairvoyant, il était conscient de ce que beaucoup de ses partisans et de ses détracteurs ne pouvaient réaliser, à savoir:

1- Le sacrifice n'était d'aucune utilité dans les circonstances présentes pour les raisons que nous avons déjà expliquées et qu'Abou A'lâ al-Moudoudi expose schématiquement et à sa façon:

«Mu'âwiyeh voulait devenir Calife par tous les moyens. C'est pourquoi il a combattu jusqu'à ce qu'il accédât au Califat. Son Califat ne découla pas du consentement des Musulmans, et les gens ne le choisirent pas (comme Calife). Il les gouverna par sa force et son épée, et lorsque les gens constatèrent que son Califat devint un fait accompli, ils n'avaient plus d'autre choix que de lui prêter serment d'allégeance. Car s'ils s'étaient abstenus de lui prêter serment d'allégeance, il ne se serait pas pour autant écarté du pouvoir, et en outre il y aurait eu du sang versé et de l'anarchie...».[168]

L'Imam al-Hassan connaissait et respectait trop bien les méandres de la Chari'a et ses stipulations pour ignorer que le martyre requiert des conditions spécifiques et que si celles-ci n'étaient pas remplies, le sacrifice de la vie équivaudrait moins à un martyre qu'à un suicide, acte que l'Islam condamne sans réserve.

2- La Ummah allait traverser une mauvaise passe et une phase dangereuse dans laquelle la présence des défenseurs sincères des Traditions du Prophète serait d'une nécessité impérieuse, leur sacrifice inutile et leur survie indispensable. Ainsi lorsque quelques notables de ses partisans sont venus le trouver pour lui demander de reprendre la lutte contre Mu'âwiyeh, après avoir constaté que ce dernier n'avait respecté aucune des clauses du Traité, il leur répondit:

«Que chacun de vous se tienne bien tranquille chez lui tant que Mu'âwiyeh est vivant. S'il mourait et que nous et vous étions encore vivants, nous demanderions à Dieu de nous guider, de nous aider à faire triompher notre cause (...), car «Dieu est avec ceux qui Le craignent et avec ceux qui font le bien» (Coran, 26: 128)"».[169]

APRÈS LE TRAITÉ DE RÉCONCILIATION

Le Traité de Réconciliation fut signé au mois de Rabi' al-Awwal, en l'an 41 de l'Héjire. D'aucuns appelèrent improprement cette année-là l' "Année du consensus" ('Âm al-Jamâ'ah) alors qu'elle devrait être plus adéquatement appelée "l'Année de la Contrainte", l' "Année de la fin de l'Etat islamique et de la naissance du royaume temporel" ou encore l' "Année de la séparation de l'Etat et de la religion".

"Année de la contrainte", plutôt que du consensus, car d'une part, comme nous l'avons vu[170] le "califat" de Mu'âwiyeh était beaucoup moins le résultat du consentement libre des Musulmans que celui de la coercition exercée impitoyablement, machiavélique-ment et sans aucun scrupule par le fils d'Abou Sufiyân pour s'imposer à eux coûte que coûte et bien qu'il fût parfaitement serein de leur refus, déclaré ou intime, de son califat: «... Je sais que vous n'aimez pas mon califat ni ne l'acceptez. Je sais aussi ce que vous pensez de moi à ce propos au fond de vous-mêmes. Mais je me suis imposé à vous en vous combattant avec mon épée que voici.»[171] dit-il aux habitants de Médine lorsqu'il se rendit dans cette ville au début de son "califat".

D'autre part, l'Imam al-Hassan fut contraint d'abandonner le pouvoir, "le royaume"[172] à Mu'âwiyeh pour s'efforcer lui-même de préserver la Religion et de l'empêcher d'être empreinte des murs du "royaume" et de se confondre avec la déviation. alors que Mu'âwiyeh fut contraint lui, d'être couronné plutôt "roi" que Calife, et de se comporter en tant que tel pour obtenir et préserver un pouvoir qu'il ne pouvait pas concilier avec les règles et les principes du Califat islamique dans son acception originelle: «Que la paix soit sur toi, Ô Roi!» lui dit Sa'ad Ibn Abi Waqqâç après la prestation du serment d'allégeance.[173] Mu'âwiyeh lui-même dit une fois: «Je suis le premier des rois».[174]

Ainsi, l'acte de Réconciliation constituait en soi et abstraction faite des clauses du Traité, moins un consensus sur la conduite de l'Expérience islamique qu'une consécration de la séparation entre deux lignes: la ligne du Prophète, dirigée par l'Imam al-Hassan et la ligne de la déviation, conduite par Mu'âwiyeh, la première voulant maintenir l'Etat islamique sous les lois de la Chari'a, l'autre tendant à l'orienter vers les règles du royaume temporel. Le seul consensus dont on puisse parler se trouvait en puissance dans les clauses du Traité.

Il y aurait eu consensus seulement si ces clauses, que l'Imam al-Hassan avait imposées par devoir pour tenter de ramener la déviation vers le droit chemin et que Mu'âwiyeh avait fait mine d'accepter pour accéder officiellement au "Califat".

Mais comme nous le verrons dans les chapitres suivants, Mu'âwiyeh ne respectera aucune de ces clauses, le fossé séparant les deux lignes précitées sera creusé de plus en plus, tandis que l'Imam al-Hassan et Mu'âwiyeh poursuivront chacun de son côté les objectifs finaux et très opposés qu'ils avaient respectivement fixés.

Le premier respectera scrupuleusement jusqu'à la fin et malgré tous les calvaires qu'il devra subir en conséquence, les règles de la morale islamique afin de montrer la ligne du Prophète dans toute sa droiture, le second ira jusqu'au bout dans la transformation de l'Etat islamique en royaume temporel, tribal et héréditaire qu'il engagera dans un tel virage que bientôt on n'y reconnaîtra de l'Islam que le nom et à peine quelques apparences.

I. Du Côté de Mu'âwiyeh: la déviation à visage découvert

Lorsque Mu'âwiyeh entra à Kûfa après l'accord de réconciliation, il tint un discours à l'adresse des Kufites dans lequel il dit notamment:

«... Je ne vous ai pas combattus pour que vous priez, fassiez le jeûne ou accomplissiez le pèlerinage .... Je sais que vous le faites de vous-mêmes. Je vous ai combattus pour vous gouverner... malgré vous. Certes, j'ai fait des promesses à al-Hassan, mais je les foule de mes pieds. Je ne respecterai aucun de mes engagements».[175]

Ces mots en disent long sur l'insouciance que Mu'âwiyeh afficha publiquement dès son accession au "Califat", à l'égard de l'observance des préceptes de la Religion, et notamment sur son irrespect flagrant des commandements de Dieu. En effet, en se vantant de ne pas respecter ses engagements faits au petit-fils du Prophète, au Calife légal des Musulmans ainsi qu'à la Ummah tout entière, Mu'âwiyeh transgressait en connaissance de cause un commandement coranique qui ne souffre d'aucune ambiguïté et qui ne supporte aucune interprétation détournée:

«Tenez vos engagements, car les hommes seront interrogés sur leurs engagements...» (Sourate al-Asrâ', 17: 34)

«Ô vous qui croyez! Respectez vos engagements». (Sourate al-Mâ'idah, 5: 1)

Mais qu'importait pour Mu'âwiyeh ces commandements! Pour lui de telles considérations étaient des abstractions. Du concret! Il n'y avait qu'une chose à ses yeux: avoir et préserver le pouvoir. Il n'adorait qu'une chose! Obtenir le pouvoir, et il ne craignait qu'une chose! Le perdre.

Le pouvoir, il l'a finalement obtenu. Il fallait donc le conserver à tout prix. Aucun obstacle ne devrait désormais se dresser devant lui et devant ses ambitions, même pas l'affectation de respecter les apparences de la Chari'a pour ménager la susceptibilité des Compagnons de jadis.

Hier ceux-ci avaient un droit de regard théorique sur sa conduite, désormais, ils étaient complètement sous son emprise. Pourquoi respecterait-il donc ce qu'il n'avait jamais cessé de détester du fond du coeur, à savoir tout ce qui incarnait la Famille du Prophète. Effectivement, comme il l'a promis, il ne respectera aucun des engagements qu'il avait contractés dans son accord avec l'Imam al-Hassan.

Le premier engagement, ou la première clause du Traité stipulait qu'il était tenu de "Gouverner conformément au Livre de Dieu, à la Sunna du Prophète et à la conduite des Califes-Bien-Dirigés". Or on ne compte plus le nombre d'infractions commises par Mu'âwiyeh contre la Chari'a et ses sources.[176]

Contentons-nous d'en rappeler deux - parmi celles que souligne Abou A'lâ al-Mawdoudi, pourtant très modéré à l'égard de Mu'âwiyeh:

1- «Mu'âwiyeh a également transgressé le Livre de Dieu et la Sunna du Prophète, d'une façon flagrante en ce qui concerne la répartition des butins...»[177]

2- «De même, Mu'âwiyeh a transgressé, pour servir ses intérêts politiques, l'une des évidences de la Chari'a lorsqu'il a rattaché Ziyâd Ibn Somayyeh à sa généalogie (...) et l'a reconnu comme frère (...) alors qu'il était un enfant adultérin de son père. (...) Cet acte constitue une transgression flagrante de la Chari'a (...) puisque le Prophète (Ç) a dit en toutes lettres: «Le fils est issu du lit conjugal, alors que l'adultère ne donne aucun droit à la filiation...».[178]

La seconde clause stipulait que le Califat "devra revenir à l'Imam al-Hussayn, s'il arrivait quelque chose à al-Hassan...". Or non seulement Mu'âwiyeh fera empoisonner l'Imam al-Hassan, mais il obligera les Musulmans, de son vivant, à prêter serment d'allégeance à son fils Yazid pour lui succéder, et ce, au mépris de la stipulation du Traité, et pis au mépris du prestige de l'Islam et de la Ummah qui fut ulcérée par la désignation de ce "calife" ivrogne et épicurien au sens le plus péjoratif du terme.

Ecoutons ce que dit le célèbre Suivant[179], al-Hassan al-Baçri à ce propos:

«Mu'âwiyeh avait quatre défauts dont chacun à lui seul constitue un péché mortel:

1- Le fait d'avoir combattu cette Ummah par l'épée jusqu'à ce qu'il soit devenu calife sans consultation, alors qu'il y avait encore des Compagnons et des hommes vertueux;

2- Le fait d'avoir désigné à sa succession son fils Yazid, un ivrogne, un alcoolique qui porte la soie et joue de la guitare;

3- Le fait d'avoir rattaché à sa famille, Ziyâd alors que le Messager de Dieu avait dit: «le fils est issu du lit conjugal, tandis que l'adultère ne donne aucun droit à la filiation».

4- Le fait d'avoir assassiné Hojr et ses compagnons (...)».[180]

La troisième clause stipulait que Mu'âwiyeh devrait s'abstenir d'injurier l'Imam 'Alî surtout lors de la prière.

Or loin de s'abstenir de cette pratique détestable, Mu'âwiyeh l'a poussée à un degré insupportable pour un grand nombre de Musulmans qui craignaient beaucoup plus le Feu de Dieu que la foudre du fils d'Abou Sufiyân.

Comme nous l'avons vu à plusieurs reprises, Mu'âwiyeh n'a pas hésité à faire assassiner ceux qui refusaient, par crainte de Dieu de maudire celui dont le Prophète avait dit:

«Celui dont je suis le maître, 'Alî aussi est son maître. Mon Dieu soutiens donc celui qui le soutient et déclare l'hostilité à celui qui lui devient hostile».[181]

Il suffit de rappeler à cet égard ce qui est arrivé au Compagnon auguste, Hojr Ibn 'Adi et à ses amis qui payèrent de leur vie pour rester fidèles à la morale islamique.[182]

Mu'âwiyeh a fait de cette pratique odieuse un pilier de l'Etat ou du royaume "islamique" qu'il dirigeait.

Al-Madâ'inî écrit, à ce propos dans son livre, "Al-Ahdâth":

«Mu'âwiyeh écrivit une lettre, après l'Année du Consensus, dans laquelle il se lavait les mains[183] de quiconque évoquait les vertus d'Abi Turâb (l'Imam 'Alî) et de sa famille. Dès lors, les prédicateurs s'appliquèrent à maudire l'Imam 'Alî et à s'en laver les mains dans chaque village et du haut de chaque chaire...».[184]

Selon Ibn al-Athir:

«Mu'âwiyeh convoqua al-Mughirah Ibn Chu'bah lorsqu'il décida de le nommer gouverneur de Kûfa, après la Réconciliation. Il lui dit: "... J'ai voulu te faire beaucoup de recommandations, mais je compte sur ta clairvoyance... Toutefois je n'omets pas de t'en faire une: ne cesse jamais d'injurier 'Alî et de le dénigrer"».[185]

Selon Ibn Hojr al-Mâliki:

«Al-Hassan qui le savait qu'on maudissait son père avant la prière n'entrait à la mosquée que lorsqu'on prononçait l'iqâmah[186]. Mais Marwân[187], mécontent, envoya quelqu'un à la maison d'al-Hassan pour proférer des injures à son adresse et à l'adresse de son père».[188]

Selon al-Mas'oudi:

«Lorsque Ziyâd succéda à al-Mughirah à la tête du gouvernement de Kûfa, "il rassemblait les gens à la porte de son palais et les incitait à injurier 'Alî. Il soumettait à l'épée quiconque refusait de s'exécuter».[189]

Cette pratique, Mu'âwiyeh l'a commencée avant même que l'encre du Traité ne soit séchée. En effet, c'est lorsqu'on eut terminé de prêter serment d'allégeance au "calife" usurpateur qu'il prononça un discours dans lequel il s'en prit à l'Imam 'Alî et à l'Imam al-Hassan, en présence de ce dernier et de son frère al-Hussayn.

Celui-ci se leva alors pour lui répondre, mais l'Imam al-Hassan le fit s'asseoir et dit à l'adresse de son détracteur:

«Ô toi qui parle de 'Alî! Je suis al-Hassan, mon père est 'Alî, et tu es Mu'âwiyeh, ton père est Çakhr (Abou Sufiyân)! Ma mère est Fâtimah (al-Zahrâ') et ta mère est Hind! Mon grand-père est le Messager de Dieu, le tien est Harb! Ma grand-mère est Khadijah, la tienne est Qotaylah! Que Dieu maudisse donc celui d'entre nous, dont le nom évoque le plus d'indolence, dont l'appartenance est la plus perfide, dont le mal est le plus enraciné, dont la mécréance et l'hypocrisie sont les plus anciennes.

»Des groupes présents dans la Mosquée dirent: "Amen".

»Yahya Ibn Mo'în dit: "Nous aussi, nous disons: Amen".

»Abou al-Faraj dit: "Moi aussi, je dis: Amen."»[190]

Nous avons vu dans un précédent chapitre combien de péchés et d'accrocs à la morale et à la Charî'a islamiques comportait cet acharnement contre la mémoire de l'une des plus révérées des figures de l'Islam, et ce, selon l'avis même des penseurs musulmans comme Aboul A'lâ al-Mawdoudi qui n'a rien d'un partisan inconditionnel de l'Imam 'Alî.

Pourquoi Mu'âwiyeh s'appliqua-t-il à introduire officiellement et avec une telle détermination, cette pratique qui déformait le visage de l'Islam, au nom duquel il gouvernait pourtant la Ummah?

«Sans cela nous ne pourrions pas préserver le pouvoir».[191] rétorquait Marwân Ibn al-Hakam.

C'est en partie vrai, car on l'a vu, Mu'âwiyeh voulait le pouvoir à tout prix, même au prix du sacrifice des principes islamiques les plus sacrés.

Mais le pouvoir, il l'avait désormais!

L'Imam 'Alî n'était plus là pour le lui reprendre et l'Imam al-Hassan avait pris l'engagement de le lui laisser pour le restant de sa vie.

Pourquoi Mu'âwiyeh a-t-il donc pris le risque de s'en prendre à l'âme de celui qui fut "le plus proche du coeur du Prophète", selon l'expression d'al-Mawdoudi, et d'indisposer tous les Musulmans et notamment les plus pieux d'entre eux?

Malgré son arrogance Marwân n'a pas osé avouer, ce qui n'était pas encore avouable.

En dénigrant l'Imam 'Alî, les ex-Tulaqâ' voulaient atteindre indirectement le Prophète et défigurer cet islam qu'il avait apporté et qui avait eu raison de leur leadership et les avait réduits pendant longtemps au rang "d'amnistiés", de "cur à rallier". Les Omayyades avaient un esprit tribal et revanchard tenace.

En s'emparant du pouvoir, ils ont pris leur revanche sur les Compagnons du Prophète. Mais leur revanche ne serait pas complète tant qu'ils n'auraient pas repeint aux couleurs jahlites cet Etat islamique que le Prophète avait édifié aux dépens de leur ancienne gloire et tant qu'ils n'auraient pas effacé la brillance qu'il avait donnée à son édifice.

Pour assouvir sa soif de vengeance, Mu'âwiyeh ne pouvait pas s'en prendre directement à l'oeuvre et à la personne du Prophète, bien qu'en privé, il ne retînt pas toujours sa rancur enfouie.

On se rappelle à cet égard avec quelle amertume il se plaignait que les Musulmans évoquent cinq fois par jour (dans les cinq prières quotidiennes) le nom de ce que, lui, appelait, "le frère de Hâchim" (le Prophète ) alors qu'on n'y disait pas un mot sur son cousin 'Othman![192]

Par contre, lorsqu'il s'attaquait à l'Imam 'Alî, il n'était pas difficile de saisir ce qu'il pensait du Prophète.

Ecoutons à cet égard l'échange de propos suivant, entre Mu'âwiyeh et 'Abdullah Ibn 'Abbas, le cousin du Prophète et de l'Imam 'Alî:

Mu'âwiyeh: (...) Nous avons décrété publiquement l'interdiction d'évoquer les vertus de 'Alî et de sa famille. Retiens donc ta langue, ô Ibn 'Abbas!

Ibn 'Abbas: Quoi! Oses-tu nous interdire la lecture du Coran?

Mu'âwiyeh: Non.

Ibn 'Abbas: Nous interdis-tu donc de l'interpréter?

Mu'âwiyeh: Oui.

Ibn 'Abbas: Donc, tu veux que nous le lisions sans nous demander ce que Dieu veut dire (par Sa Parole).

Mu'âwiyeh: Oui.

Ibn 'Abbas: Qu'est-ce qui est plus obligatoire pour nous: sa lecture ou son application?

Mu'âwiyeh: Evidemment son application...

Ibn 'Abbas: Comment l'appliquer sans comprendre ce que Dieu veut dire par Sa Parole?

Mu'âwiyeh: Demande-le (l'interprétation) à celui qui l'interprète d'une façon différente de ton interprétation et de celle de ta famille (la Famille du Prophète).

Ibn 'Abbas: Mais le Coran est descendu sur ma famille, et tu veux que je demande à Âle Abou Sufiyân[193] et Âle Abi Mu'it[194] de me l'interpréter!?

Mu'âwiyeh: Contentez-vous alors de lire le Coran sans regarder ce que Dieu y a dit à votre propos (à propos de la Famille du Prophète ) ni ce que le Messager de Dieu a cité. Ceci mis à part, vous pouvez regarder le reste.

Ibn 'Abbas: Dieu a dit: «Ils voudraient, avec leurs bouches, éteindre la lumière de Dieu, alors que Dieu ne veut que parachever sa lumière, en dépit des incrédules.» (Sourate al-Tawbah, 9: 32). [195]

Ainsi à défaut de pouvoir interdire la lecture du Coran, Mu'âwiyeh n'hésita pas à interdire d'y faire tout ce qui pourrait condamner ses agissements contraires à la Chari'a, sans oublier de décréter au passage, la censure sur les interprétations que le Prophète y avait faites. Or qui pourrait se permettre d'expliquer la Parole de Dieu mieux que celui à qui Elle avait été révélée!?

Mu'âwiyeh et les Tulaqâ' déversèrent toute leur haine sur l'Imam 'Alî et sur sa mémoire, parce que son nom et son action étaient liés non seulement à ceux du Prophète, mais aussi à l'édification de l'Etat islamique et aux souvenirs amers qu'elle évoquait chez eux. Si ces souvenirs du passé ne cessaient de susciter chez Mu'âwiyeh et ses acolytes l'esprit de revanche et de vengeance, cet esprit de revanche a trouvé dans l'Imam 'Alî la cible idéale, faute de pouvoir s'exprimer directement contre le Prophète et l'Etat islamique qu'il avait fondé.

'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd écrit à ce sujet:

«...Dans les guerres contre les polythéistes, l'Imam 'Alî avait tué, parmi les grandes figures des Omayyodes: 'Otbah Ibn Rabi'ah, le grand-père de Mu'awiyeh, al-Walid Ibn 'Otbah, son oncle, Handhalah, son frère. Tous étaient au nombre de ceux qu'il avait tués dans la Bataille de Badr. Et ce, sans parler d'autres qu'il avait tués au cours d'autres batailles. Les proches de ces tués ont gardé des rancunes contre lui, après leur entrée en islam. Cette rancune fut aiguisée par le fait qu'ils ne pouvaient pas venger leurs morts mécréants».[196]

La Chari'a islamique qui interdisait qu'on réclamât vengeance pour des tués polythéistes avait maintenu en sourdine cette rancune jahilite. Mais une fois cette Chari'a devenue un jouet que les Omayyades maniaient au gré de leurs sentiments, rien ne pouvait plus les empêcher d'enlever la sourdine et de laisser leur rancune jaillir avec autant d' intensité. La mémoire de l'Imam 'Alî était la cible idéale de la rancoeur des Omayyades non seulement parce que ce dernier avait été l'épée du Prophète dans toutes les batailles contre les polythéistes mais aussi parce qu'il symbolisait et incarnait l'attachement aux valeurs de l'Etat islamique tel qu'il avait été fondé par le Prophète.

N'était-ce pas lui qui avait donné un coup d'arrêt au processus de déviation que les Tulaqâ' avaient amorcé sous le Califat de 'Othman!

N'était-ce pas lui qui avait remis en mémoire et en évidence la ligne du Prophète pendant les quatre ans de son Califat, par une application scrupuleuse des lois de la Chari'a que les Tulaqâ' s'étaient évertués à détourner pendant les douze années qui avaient précédé son gouvernement?[197]

En traçant un prolongement à la ligne du Prophète et en formant autour d'elle un noyau de Musulmans pieux attachés aux Traditions du Prophète et préparés spirituellement pour les sauvegarder et les défendre, l'Imam 'Alî a fourni aux Omayyades une raison supplémentaire de le considérer comme le premier obstacle devant leur volonté irréductible de transformer définitivement l'Etat islamique en un royaume fondamentalement omayyade.

C'est pourquoi Mu'âwiyeh institua l'obligation de salir sa mémoire, de vouer aux gémonies son action, de "se laver les mains" de tout ce qu'il incarnait et représentait, et surtout d'extirper ou effacer ce noyau pur et dur qu'il avait constitué pour sauvegarder et défendre la ligne du Prophète.

Ce dernier point nous ramène à sa promesse haineuse de ne respecter aucun des engagements qu'il avait contractés vis-à-vis de l'Imam al-Hassan.

En effet, la 5e clause du "Traité de Réconciliation" stipulait que Mu'âwiyeh devrait s'abstenir de menacer la vie des Musulmans en général et des Partisans de l'Imam 'Alî en particulier. Or dès son accession au Califat, Mu'âwiyeh déclencha une répression sanglante contre les adeptes de l'Imam 'Alî: assassinats, pendaisons, amputations des mains et des pieds, déportations...[198]

Il écrivit aux juges et aux gouverneurs leur ordonnant de refuser le témoignage de tout adepte de l'Imam 'Alî et de tout Musulman évoquant ses vertus. Puis il envoya la circulaire suivante à ses fonctionnaires: «Vérifiez s'il est prouvé que quelqu'un aime 'Alî et sa famille; si oui, faites-le disparaître du divan», suivie bientôt d'une autre: «Si vous pensez que quelqu'un est partisan de l'Imam 'Alî, même sans pouvoir le prouver, tuez-le».[199]

Ainsi beaucoup de gens furent assassinés sur de simples soupçons ou présomptions de respect pour celui dont la vie, le nom et l'action s'étaient identifiés au Message du Prophète et à la fondation de l'Etat islamique.

Et comme nous l'avons vu, dans sa foulée meurtrière, il n'a pas hésité à assassiner des Compagnons vénérables unanimement appréciés par les Musulmans, tels que Hojr Ibn 'Adî, 'Amr al-Khazâ'i... etc. sans oublier de mutiler et de profaner leurs cadavres pour en faire des exemples et terroriser la Ummah. Il s'en est suivi que tout le peuple fut pris de peur et que "la Ummah dans son ensemble est devenue lâche", commente Abou A'lâ al-Mawdoudi.[200]

Alternant répression et corruption, il a réussi à implanter partout des inventeurs, des falsificateurs et des déformateurs de Hadith dans le but de vider l'Islam de son essence et d' ôter à l'Expérience islamique sa noblesse. Non content de dévier l'Etat islamique de sa ligne initiale, Mu'âwiyeh y a posé la fondation d'une politique systématique de corruption de la Ummah elle-même.

«Cette politique (de répression), ajoute al- Mawdoudi,

»a fait perdre peu à peu aux Musulmans leur courage et les a rendus serviteurs de l'avantage et esclaves de l'intérêt. Le nombre de ceux qui osaient dire la vérité a diminué alors que la flagornerie, l'affectation, l'hypocrisie, la vente de conscience, la malhonnêteté ont prédominé dans la société. L'attachement au vrai n'était plus une valeur (...). Les hommes compétents, les croyants pieux et les honnêtes gens s'abstenaient de servir dans le secteur gouvernemental. Le peuple n'avait plus aucune affection pour le gouvernement. Des gouvernements s'installaient, disparaissaient et se succédaient, et le peuple se contentait de voir et laisser faire».[201]

Si Mu'âwiyeh ne pouvait que dissimuler le mépris des ex-Tulaqâ' pour l'uvre du Prophète, et leur volonté inavouée d'effacer ses traces à travers leur dénigrement de sa Famille et de ses fidèles Compagnons, il a tout fait par contre pour fonder un règne héréditaire dans lequel ses descendants n'auront aucun scrupule de passer d'une étape à l'autre dans la destruction des valeurs islamiques et de s'attaquer directement aux autres symboles sacrés du Messager de Dieu et de sa Religion.

C'est bien Yazid, fils de Mu'âwiyeh qui ordonnera que l'on mette la ville du Prophète Médine, ainsi que ses habitants à feu et à sang, passant outre les avertissements du Messager de Dieu, lequel avait prévenu - selon al-Bukhâri, Musulim, Musnad Ahmad, al-Nissâ'i etc. -

«Quiconque voudra du mal à la ville de Médine, Dieu le fera fondre dans le Feu comme du plomb»

et

«Quiconque fera peur injustement aux habitants de Médine, Dieu le terrifiera, la damnation de Dieu, des Anges et de tout le monde tombera sur lui...».[202]

Et c'est pour cette raison que l'imam Ahmad Ibn Hanbal et bien d'autres uléma ont autorisé que l'on maudisse Yazid Ibn Mu'âwiyeh. C'est encore Yazid qui donnera l'ordre par la suite à son armée d'attaquer la Mecque, attaque pendant laquelle les soldats omayyades n'hésitèrent pas à lancer des pierres sur la sainte Ka'ba jusqu'à ce qu'un de ses murs se soit effondré, et à y mettre le feu.[203]

Ce fut par la suite le tour d'un autre descendant de Mu'âwiyeh de donner l'ordre au tristement célèbre bourreau des Musulmans al-Hajjâj, d'attaquer la sainte Ka'bah et de la bombarder de pierres pendant la saison du pèlerinage "saison pendant laquelle même les mécréants et les polythéistes de l'époque jahilite - antéislam - y interrompaient les combats et s'abstenaient de faire la guerre".[204]

C'est à propos de ce même al-Hajjaj, cette fierté et ce pilier du règne omayyade que "le célèbre imam des lectures (du Coran), 'Âçim Ibn Abi al-Nujûd a dit:

«Il n'y a pas un seul péché contre Dieu - Le Très-Haut - qu'al-Hajjâj ait manqué de commettre»,[205] et que 'Omar Ibn 'Abdul 'Aziz a déclaré:

«Si les nations faisaient une compétition de perfidie et que chacune d'elles y présentait son "perfide", nous les battrions avec al-Hajjâj».[206]

Pour conclure ce chapitre sur le règne omayyade que Mu'âwiyeh s'appliqua à bâtir avec tant d'acharnement sur les cadavres de la famille du Prophète et de ses partisans, écoutons enfin ce qu'a dit à propos des Omayyades le pieux Suivant al-Hassan al-Baçri, cité par Abou A'lâ al-Mawdoudi:

«... Que Dieu les rende encore plus détestables et qu'IL jette sur eux un mal aigu. N'est-ce pas eux qui ont autorisé ce que le Messager de Dieu avait interdit? Ils ont tué les siens trois fois (...). Ils n'ont jamais cessé de transgresser ce qui est sacré. Ils sont allés à la "Maison Interdite de Dieu" pour détruire la Ka'ba, et mettre le feu à ses pierres et ses rideaux. Que l'anathème de Dieu soit sur eux, et qu'IL les fasse habiter dans la mauvaise demeure».[207]

II. Du Côté de l'Imam al-Hassan: La Fidélité aux Traditions du Prophète mise en évidence

Après la signature du "Traité de Réconciliation", l'Imam al-Hassan, le coeur serré, resta quelques jours à Kûfa en vue de préparer son départ pour la ville de son grand-père, Médine.

Lorsque son cortège s'apprêtait à quitter Kûfa, la capitale de son Califat et de celui de son père, les Kufites, hébétés, désemparés, les larmes aux yeux, sortirent dans la rue pour faire leurs adieux à celui qui avait tant fait et souffert vainement pour les conduire vers le droit chemin et susciter chez eux l'esprit de sacrifice.

Le départ de l'Imam avait eut l'effet d'un choc pour les habitants de cette ville qui était encore, il y a quelques jours, la capitale de l'Etat islamique et dont s'était emparé un état de désolation collective depuis l'arrivée de l'armée de Mu'âwiyeh qui y faisait régner, déjà, la terreur. Cette terreur à laquelle s'ajoutaient le transfert du siège du Califat vers Damas, et les propos arrogants que Mu'âwiyeh venait de tenir à l'adresse des Kufites, donna à ceux-ci l'impression que le départ de l'Imam al-Hassan auquel ils assistaient tristement annonçait le début de réalisation d'un cauchemar qui les hantait depuis quelques jours: la fin de l'Etat islamique et de la bénédiction, de la fierté que leur apportait jusque-là, la présence du petit-fils du Prophète.

Une fois arrivé à Médine, le cortège de la Famille du Prophète fut accueilli par les siens avec tous les honneurs dus. Dès que l'Imam al-Hassan se rétablit dans sa ville natale, il se prépara à la poursuite de sa mission d'Imam des Musulmans et de gardien du Message, conformément aux exigences de la nouvelle situation, loin des projecteurs du pouvoir.

Hier comme aujourd'hui, un seul souci l'animait: empêcher la déviation de s'identifier aux nobles préceptes du Message.

Avant le Traité, il s'était efforcé de mobiliser les Musulmans afin d'affronter militairement la déviation et de s'opposer à ses tentatives de faire sien l'Etat islamique. Mais il avait vite réalisé pendant les quelques mois de son Califat que la déviation avait tellement progressé que la corruption avait atteint le corps même de la Ummah grâce aux prérogatives du pouvoir que les ex-Tulaqâ' avaient obtenues sous le Califat de 'Othman.

En outre les Omayyades avaient tellement prisé le pouvoir et mis en évidence leur tribalisme, leur esprit de corps et leur solidarité tribale au mépris de toutes autres considérations religieuses, que "la lutte pour le pouvoir" apparaissait aux yeux de beaucoup de Musulmans comme étant devenue un signe des temps et que le combat mené par l'Imam al-Hassan contre la rébellion de Mu'âwiyeh leur semblait s'inscrire dans un contexte de querelle de chefs et de clans pour le pouvoir.

Après la signature du Traité, l' "Etat islamique" étant devenu irréversiblement un royaume temporel omayyade, l'Imam al-Hassan s'est fixé pour objectif de montrer aux Musulmans la ligne de démarcation qui séparait les frontières des deux états, et distinguait nettement la cause islamique qu'il défendait des considérations tribales et des ambitions pour le pouvoir qui animaient Mu'âwiyeh et les Omayyades.

Ayant abdiqué le pouvoir au profit des Omayyades, et écarté ainsi toute possibilité d'être soupçonné de partager les ambitions de ces derniers pour le leadership temporel de la Ummah, l'Imam al-Hassan se consacra désormais à l'orientation et à l'éducation missionnaire des Musulmans, leur permettant de constater, grâce à sa conduite islamique scrupuleuse, que le seul principe qui l'avait toujours guidé était l'obligation d'appliquer les enseignements du Message dans tous les domaines de la vie individuelle ou collective, personnelle ou sociale, et ce, quelles que soient les circonstances.

Autant Mu'âwiyeh confirma après sa prise du pouvoir la déviation que les ex-Tulaqâ' avaient imposée au cheminement de l'Expérience islamique, autant l'Imam al-Hassan démontrera par son attitude foncièrement islamique, après la signature du Traité de Réconciliation, qu'il incarnait la fidélité à la ligne du Prophète.

Autant Mu'âwiyeh montra - par la violation de ses engagements que rien ne valait à ses yeux la conservation d'un pouvoir usurpé, même pas la Religion, autant l'Imam al-Hassan prouvera, par son respect absolu de l'engagement qu'il avait pris devant les Musulmans de laisser le pouvoir à Mu'âwiyeh, sa vie durant, que rien ne pouvait le détourner de son attachement aux commandements de la Religion, pas plus son droit légitime au pouvoir que la trahison de son adversaire.

En effet, lorsque Mu'âwiyeh annonça publiquement son mépris pour les engagements qu'il avait contractés par le Traité de Réconciliation, et que plusieurs chefs de tribus irakiens parmi les partisans de l'Imam al-Hassan tels que Sulayman Ibn Çard, Hojr Ibn 'Adî, Mussayyab Ibn Najiyah et bien d'autres se succédèrent chez lui (l'Imam al-Hassan) pour lui demander de les autoriser à reprendre le combat contre Mu'âwiyeh sous sa direction, le petit-fils du Prophète leur fit comprendre sans détour qu'il respecterait, lui, son engagement jusqu'au bout et que, malgré la trahison de Mu'âwiyeh, il lui laissera le pouvoir tant qu'il restera vivant.[208]

Tout en laissant les Omayyades abattre leurs cartes les unes après les autres, l'Imam al-Hassan entreprit de constituer autour de lui le noyau d'une école idéologique dont rayonnera une pensée islamique conforme à l'esprit du Message et assez solide pour faire pièce aux tentatives des Omayyades de déformer les Traditions du Prophète par un pullulement d'inventeurs et de falsificateurs de Hadiths qu'ils favorisèrent.

Cette école fondée sur l'immense savoir que l'Imam al-Hassan avait hérité du Prophète et de l'Imam 'Alî a porté pleinement ses fruits puisqu'elle a fait sortir de ses couloirs une constellation de uléma et de rapporteurs de Hadith tels que al-Hassan al-Muthannâ, al-Mussayyab Ibn Najyah, Suwayd Ibn Ghaflah, al-Cha'bi, al-Çabbâgh ibn Nabâtah, Abou Yahiyâ, Is-hâq Ibn Yassâr etc...[209]

Le savoir de l'Imam al-Hassan n'était pas la seule source d'inspiration de ses disciples. Sa conduite dans la vie quotidienne l'était tout autant. Eduqué par le Prophète, l'Imam 'Alî et Fâtima al-Zahrâ', il dispensait par ses manières islamiques parfaites, à tous ceux qui avaient l'occasion de l'approcher ou de le fréquenter un cours pratique ou une leçon des enseignements de l'Islam, qu'incarnait chacun de ses actes, de ses gestes et de ses paroles.

Sa modestie et sa générosité devenues proverbiales se sont gravées dans les pages de l'histoire. Sa maison n'était pas seulement un centre de savoir, mais également le point de mire de tous les nécessiteux. Lorsqu'on lui demanda un jour: «Pourquoi ne t'a-t-on jamais vu éconduire un solliciteur?», il répondit:

«Je suis solliciteur et désireux de Dieu seulement. Je n'aime ni solliciter quelqu'un ni éconduire un solliciteur. Dieu m'a habitué à une chose: me prodiguer ses bienfaits; et je l'ai habitué à prodiguer Ses bienfaits aux gens. Je crains donc qu'IL n'interrompe ce à quoi IL m'a habitué, si je venais à interrompre mon habitude».[210]

L'action culturelle et sociale de l'Imam al-Hassan a insufflé dans le climat de corruption qui empoisonnait la Ummah, un courant islamique sain résistant aux pressions de la déviation.

Les autorités omayyades ont pris conscience du danger que faisait courir à leurs plans ce noyau actif de la résistance naissante. Aussi les principaux dirigeants de l'Etat omayyade, 'Amr Ibn al-'Aç, al-Walid Ibn 'Oqbah Ibn Abi Mu'ît, 'Otbah Ibn Abi Sufiyân, al-Mughirah Ibn Chu'bah se sont réunis autour de Mu'âwiyeh pour arrêter des décisions qui s'imposaient. Ils firent savoir à ce dernier la raison de leur inquiétude: «Al-Hassan a fait revivre la mémoire de son père (...). Il a commandé et il a été obéi. Il a formé des adeptes, ce qui pourrait l'amener plus loin. Nous continuons de recevoir des rapports montrant que son action nous porte atteinte...».[211]

Cette réunion et les propos qui y étaient tenus montrent clairement que l'Imam al-Hassan n'a jamais cessé de dénoncer la déviation et d'indiquer aux Musulmans les voies menant vers la ligne du Prophète dont il restait le véritable représentant. Le petit-fils du Prophète ne s'est pas contenté de mener son action à Médine seulement. Il est allé à Damas même, capitale des Omayyades et il y a engagé des débats contradictoires avec Mu'âwiyeh pour démontrer les violations de la Chari'a commises par le régime omayyade. De tels débats dans lesquels les dirigeants omayyades se trouvaient souvent à court d'arguments face à l'Imam al-Hassan ont valu à ce dernier de se faire des partisans et des disciples dans le fief même de Mu'âwiyeh.[212]

Pour étouffer le mouvement de contestation né de l'effet conjugué de l'action de l'Imam al-Hassan et de la corruption galopante des autorités omayyades, celles-ci, faute de pouvoir s'en prendre directement au petit-fils du Prophète intensifièrent tout d'abord leur répression contre les populations indociles tout en faisant appel aux services de prédicateurs prêts à vendre leur âme au diable, à chanter les louanges de Mu'âwiyeh et à dénigrer la cause de la famille du Prophète.

Le régime omayyade, se sentant de plus en plus agacé et menacé par la persistance de foyers de résistance à ses vues et ses agissements, procéda ensuite à l'élimination de Compagnons Hojr Ibn 'Adi... - et de chefs des partisans d'Ahl-ul-Bayt (la Famille du Prophète ). Mu'âwiyeh décida enfin de se débarrasser de l'Imam al-Hassan lui-même pour préparer la transmission de son pouvoir à son fils Yazid et transformer ainsi l'Etat islamique qu'il avait usurpé "provisoirement" en un règne héréditaire omayyade irréversible.

Selon Abou al-Faraj:

«Mu'âwiyeh a voulu qu'on prête serment d'allégeance à son fils Yazid. Ce qui le gênait le plus, c'était la présence d'al-Hassan et de Sa'ad Ibn Abi Waqqâç. Aussi leur administra-t-il un poison dont ils mourront».[213]

Selon al-Cheikh al-Mufid (dans "Al-Irchâd")[214]

«...Dix ans après son accession au pouvoir, Mu'âwiyeh ayant décidé d'obtenir pour son fils Yazid la prestation de serment d'allégeance, envoya un poison à Ja'dah Ibn al-Ach'ath, la femme d'al-Hassan et lui demanda de l'administrer à son mari. En contre-partie, il lui donna cent mille dirhams et lui promit de la remarier à son fils Yazid (...). Après quarante jours d'agonie, al-Hassan mourut des suites de cet empoisonnement au mois de Çafar de l'an 50 de l'hégire, à l'âge de 48 ans. Sa Khilâfah (Imamat) a duré 10 ans. Son frère et héritier présomptif, al-Hussayn se chargea de son ravage rituel, sa mise en bière et son inhumation auprès de sa grand-mère, Fâtima Bint Asad... à Baqî'...».[215]

Jusqu'au dernier moment de sa vie bénie, l'Imam al-Hassan ne s'est pas départi de son souci d'épargner à la Ummah une effusion de sang inutile et de sauvegarder la vie de ceux qui devraient défendre après Lui l'intégrité du Message.

Selon Omar Ibn Is-hâq (cité par 'Isâ Ibn Mahrân), lorsqu'al-Hussayn demanda à al-Hassan avant de mourir, qui lui avait administré le poison, ce dernier lui répondit:

«Et que veux-tu lui faire? Le tuer? Si c'était lui (Mu'âwiyeh), Dieu est plus terrible que toi dans le châtiment. Et si ce n'était pas lui, je ne voudrais nullement qu'un innocent pâtisse de ma mort».[216]

Selon Ziyâd al-Makhariqî: Lorsqu'al-Hassan fut sur le point de rendre l'âme, il convoqua al-Hussayn et lui dit:

«Mon frère! Je te quitte pour rejoindre mon Seigneur. On m'a administré un poison. Je sais qui l'a fait, et je laisse à Dieu - Le Très-Haut - le soin de le juger(...). Si je meurs, (...) apporte-moi sur mon lit au tombeau de mon grand-père le Messager de Dieu (Ç) pour lui renouveler ma fidélité. Puis ramène-moi au tombeau de ma grand-mère (...) pour m'y inhumer. Sache mon frère qu'ils (les Omayyades) croiront que vous voudrez m'inhumer dans le tombeau du Messager de Dieu (Ç) et ils s'y opposeront. Je t'adjure donc de ne pas laisser le sang se répandre à cause de moi...».[217]

La prédiction de l'Imam al-Hassan ne sera pas démentie. Lorsqu'al-Hussayn porta la dépouille mortelle de son frère au tombeau du Prophète pour une dernière visite, les Omayyades, conduits par Marwân, y accoururent, les armes à la main[218] comme s'ils craignaient que cette ultime rencontre entre le Messager de Dieu (Ç) et son bien-aimé petit-fils ne sapât toutes leurs vaines tentatives de dissocier le Prophète de sa Famille dont il n'avait pourtant jamais cessé de souligner les versus et les mérites et d'évoquer la position sublime auprès de Dieu.

Bibliographie Sommaire

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"Çulh Al-Hassan: Asbâbahu-Natâ'ijuhu"

(La Réconciliation de l'Imam al-Hassan: ses causes et ses conséquences)

éd: Dâr al-Ghadir, Beyrouth.

Cheikh Râdhi Âl Yâssîne:

"Çulh al-Hassan" (La Réconciliation d'al-Hassan), éd: Nâcir Khosraw, Beyrouth.

Abou A'lâ al-Mawdoudi:

"Al-Khilâfa wal Mulk" (Le Califat et le Royaume),

lère éd.: 1978, Dâr al-Qalam, Kuwait.

'Abbas Mahmoud al-'Aqqâd:

"Al-'Abqariyyât al-Islâmiyyeh: (Les génies islamiques: 2)

voir notamment, Chapitre: "Al-Hussayn Aboul Chuhadâ'" (Al-Hussayn, père des Martyrs) , pp. 155-288,

éd., Dâr al-Kitâb al-Lubnâni, Beyrouth.

Al-Cheikh al-Mufid (décédé en 412 H.):

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éd., Mu'ssast al-A'lami lil Matbou'ât, Beyrouth.

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éd:Al-Dâr al-Islâmiyyeh, Beyrouth.

(2) "Thawrat al-Hussayn fil Wijdân al-Châ'bi"

(La Révolution d'al-Hussayn dans la conscience populaire),

ed: Al-Dâr al-Islâmiyyeh, Beyrouth.

"Achi'ah min Hayât al-Imam al-Hassan Ibn 'Alî",

éd: Dâr al-Tawhîd, kuwait, 1400 h. (1980).

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"Dâr'irat al-Ma'ârif al-Islâmiyyeh al-Chi'iyyeh",

(Cercle des connaissances islamiques chiites), Tom I,

éd. Dâr al-Tâ'aruf lil Matbou'ât, Beyrouth.

Hibat al-Dîn al-Chahristâni:

"Nah-dhat al-Hussayn" (Le Soulèvement d'al-Hussayn),

éd: Dâr al-Kitâb al-'Arabi, Beyrouth.

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"Istich-hâd al-Hussayn" (Le Martyre d'al-Hussayn)

Ibn Taymiyyeh:

"Ra's al-Hussayn" (La tête d'al-Hussayn),

éd: Matba'at al-Madani, le Caire.

Mohammad 'Alî 'Âbidîn:

"Al-Dawâfi' al-Thatiyyeh li Ançâr al-Hussayn

(les motivations subjectives des partisans d'al-Hussayn),

éd: Dâr al-Kitâb al-Islâmi, Beyrouth.

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"Fadhâh'ïl al-Khamsah min al-Çihâh al-Sittah"

(Les versus des Cinq(*) dans les Six Çahih),

éd: 3ème éd. 1393 H. (1973) Mu'assasat al-A'lami lil Matbou'ât,, Beyrouth

(*)Le Prophète Muhammad, l'Imam 'Alî Ibn Abi Tablib (cousin du Prophète), Fâtimah al-Zahrâ' (fille du Prophète et femme de l'Imam 'Alî), Al-Hassan et Al-Hussayn (fils de 'Alî et de Fâtimah, petits-fils du Prophète).

Asad Haydar:

"Ma'a al-Hussayn fi Nah-dhatihi"

(Avec al-Hussayn dans son soulèvement),

éd: Dâr al-Ma'ârif lil Matbou'ât, Beyrouth.

Ouvrage en anglais

 

Shaykh al-Mufid:

"Kitâb al-Irchâd", (The Book of Guidance)",

éd: Balagha Books, London, England, 1981, 616 pages (voir notamment pp. 280-295).