La princesse Narkès et l’Imam Hassan al-’Askari

L’hagiographie du XIIème Imam est riche d’épisodes et de traditions qui recèlent en eux des trésors insoupçonnés de profondeurs gnostiques multiples. Nous allons pour cet article nous concentrer sur l’épisode que nous pouvons qualifier de prologue de la vie de l’Imam Mohammad al-Mahdi, celui du mariage de ses parents, le XIème Imam, Hassan al-’Askari et la princesse byzantine Narkès (Narcisse). La traduction complète en français du récit qu’en fait Shaykh Sadough se trouve dans le quatrième volume d’En islam iranien de Henry Corbin qui en fait d’ailleurs un commentaire admirable . Notre propos n’est donc pas ici de reprendre ou de paraphraser ce (1) dernier mais plutôt d’explorer d’autres dimensions de ce récit hagiographique qui méritent qu’on s’y attarde. Deux aspects de ce prologue nous intéressent ici tout particulièrement : les songes initiatiques que Narkès reçoit à Byzance et son périple de Byzance à Samarra en passant par Bagdad.

Dans le récit de Shaykh Sadough, l’Imam ’Ali Naqi, dixième Imam et père de l’Imam Hassan al-’Askari, envoie son fidèle serviteur Bashar ibn Solaymân Nahâs à Bagdad pour y trouver une jeune captive grecque à qui il est sensé lui remettre une lettre qu’il a rédigée en grec. Il lui remet également deux cent vingt dinars pour l’acquisition de la garde de la jeune captive. L’Imam donne à Bashar tous les détails nécessaires afin qu’il reconnaisse la jeune femme et lui indique le lieu, l’heure ainsi que le nom du propriétaire de la barque transportant les captives. A Bagdad, Bashar retrouve la jeune captive grecque en question qui refuse les propositions de tous ceux qui désirent acquérir sa garde. C’est alors qu’après avoir reçu des mains de Bashar (2) la lettre de l’Imam ’Ali Naqi, la jeune captive affirme au propriétaire de la barque que s’il ne la laisse pas partir avec Bashar elle se donnera la mort. Après avoir acquis la garde de la jeune femme, Bashar rentre avec elle à sa résidence à Bagdad et remarque qu’elle n’a de cesse de porter la lettre de l’Imam ’Ali Naqi à ses lèvres pour l’embrasser. Il lui avoue être étonné par ce geste étant donné qu’elle ne connaît pas l’auteur de la lettre. C’est alors que la jeune captive révèle son identité et son récit : elle est Narkès, princesse de Byzance, petite-fille de l’empereur byzantin et descendante de Simon Pierre. L’empereur avait tenté en vain de la marier à son neveu mais la cérémonie fut interrompue et annulée de façon surnaturelle. L’empereur renonça donc à ce projet.

La nuit suivant cette tentative de mariage Narkès reçoit une vision merveilleuse dans un songe. Dans le monde des visions elle voit Jésus, Simon Pierre (Sham’ûn) et les autres apôtres dans le palais de l’empereur. A la place du trône se trouve une chaire (minbar) de lumière. Entrent alors Mohammad, ’Ali et les onze autres Imams. Jésus embrasse fraternellement Mohammad qui lui adresse les mots suivants : « O Esprit de Dieu (Rûh Allah) ! Je suis venu pour te demander la princesse, fille de ton wasî (successeur) Sham’ûn, pour mon propre fils (l’Imam Hassan al-’Askari) ». Jésus s’adresse alors à Simon Pierre : « Honneur insigne et noblesse sont venus à toi. Noue donc ce lien entre ta propre famille et la famille Mohammad ». Simon Pierre acquiesce et voici que Jésus, Mohammad et leurs wasî respectifs montent ensemble sur le minbar de lumière. Le prône en l’honneur de cette union nuptiale est prononcé par le Prophète lui-même.

La jeune princesse est depuis lors plongée dans un état de nostalgie amoureuse que nous aborderons dans la deuxième partie de cet article. Quatorze jours après la première vision, Narkès a un autre songe où elle voit Fâtimah et Marie accompagnées de mille houris du paradis. Marie s’adresse à la princesse en lui disant : « Voici celle qui est la reine des femmes et la mère de ton époux, l’Imam Hassan al-’Askari ». Narkès saisit alors le bord de la robe de Fâtimah, se met à sangloter et se plaint du fait que l’Imam Hassan al-’Askari lui refuse sa vue. Fâtimah de lui répondre qu’aussi longtemps qu’elle n’adoptera pas la religion de son époux celui-ci ne se montrera point car il lui est impossible d’être marié à une personne professant la croyance en une incarnation divine (hulûl). Narkès prononce alors la profession de foi islamique et Fâtimah l’embrasse tendrement lui annonçant que son fils lui rendra visite très bientôt.

Nous allons pour la première partie de cet article en deux parties nous arrêter sur ces deux songes visionnaires afin d’en dégager quelques aspects importants. Ce qui frappe tout d’abord c’est la dimension centrale du rêve visionnaire pour ce récit. Depuis Freud, une certaine vision de la psychologie s’est contentée de voir dans le rêve le reflet des peurs, désirs, frustrations et autres pulsions refoulées de l’inconscient. Sans doute ne verrait-elle dans ces rêves de Narkès que la manifestation de désirs refoulés voir même l’expression d’une révolte larvée contre l’autorité de son grand-père. Le philosophe indien Sri Aurobindo comparait l’approche psychanalytique freudienne à une personne qui explore une vaste forêt avec une petite lampe et qui tâtonne dans le noir, trébuchant sans cesse. La réduction en Occident de la triade esprit-âme-corps au dualisme anima spiritualis vs corpus explique en grande partie l’incapacité de cette école de psychanalyse à appréhender pleinement la complexité du phénomène du rêve. C.G. Jung et les écoles qui s’inspirent de lui ont compris que le problème était tout d’abord paradigmatique et qu’il fallait tout d’abord réparer cette mutilation de l’anthropologie. L’apport des spiritualités d’Orient pour ces écoles a été fondamental. Les techniques de méditation inspirées des religions indiennes, l’utilisation combinée de la respiration holotropique et de la musique inspirée de certains ordres soufis et l’étude de la pratique du rêve lucide dans ces traditions a véritablement révolutionné l’approche de la psychanalyse quant au rêve et aux états de conscience tels que l’extase et la transe. Ces écoles offrent à présent une alternative saine aux thérapies classiques puisqu’elles prennent en compte la totalité de l’être humain comme esprit-âme-corps. (3)  La pratique spirituelle du rêve lucide est connue des spiritualités indiennes où elle est qualifiée par le terme de yoganidrâ ou sommeil yogique. Elle consiste pour l’adepte à devenir lucide pendant l’état de rêve par l’usage de techniques de méditations spécifiques et d’exercices mnémoniques. Cette pratique lui permet non seulement de contrôler ses rêves mais également d’explorer des univers spirituels. (4) Cette pratique est également connue des grands spirituels de l’islam comme Ibn ’Arabi qui affirmait la nécessité de pouvoir contrôler ses pensées en rêve. D’après lui, le fait de veiller ainsi sur le cœur permet d’accéder au monde intermédiaire (barzarkh) et que cette faculté est non seulement d’une grande utilité mais qu’elle doit être acquise par tous ceux s’engageant sur la voie spirituelle. (5)  Ce monde intermédiaire en question est le ’âlam al-mithâl terme que Henry Corbin a brillamment traduit par l’expressionmonde imaginal. Il le définit ainsi dans son fameux texte intitulé Pour une Charte de l’Imaginal : "La fonction du mundus imaginalis et des Formes imaginales se définit par leur situation médiane et médiatrice entre le monde intelligible et le monde sensible. D’une part, elle immatérialise les Formes sensibles, d’autre part, elle « imaginalise » les formes intelligibles auxquelles elle donne figure et dimension. Le monde imaginal symbolise d’une part avec les Formes sensibles, d’autre part avec les Formes intelligibles. C’est cette situation médiane qui d’emblée impose à la puissance imaginative une discipline impensable là où elle s’est dégradée en fantaisie, ne secrétant que de l’imaginaire, de l’irréel, et capable de tous les dévergondages." (6)  Ibn ’Arabi affirme que le rêve lucide peut être une porte vers le monde imaginal. Sohrawardi nous explique comment cela est possible grâce à la notion de hiss moshtarak que Corbin traduit par sensorium. Selon Sohrawardi, le sensorium est l’organe de perception du corps subtil et de la faculté de l’imagination créatrice. Pour ceux qui sont encore assujettis à leurs pulsions, peurs et désirs, le sensorium reflète ces derniers et ne produit dès lors que de l’imaginaire. Il en est autrement de ceux qui ayant purifié leur âme de l’emprise des ténèbres peuvent accéder au monde imaginal par la pratique du rêve. Le rêve est non seulement une voie d’accès vers le monde imaginal, mais également un lieu où les réalités et entités du monde spirituel se manifestent au mystique pour le guider. C’est là que le mystique peut rencontrer les prophètes et imâms dans leurs formes de lumière. Ce genre de rêve joue un rôle essentiel dans la spiritualité islamique qu’elle soit liée aux confréries soufies ou non. Toute une tradition mystique non-confrérique dans le shî’isme encourage ce genre de pratiques. Ainsi de nombreux manuels de piété shî’ite décrivent des pratiques permettant au fidèle de voir l’Imam-e Zamân en rêve (7) . Les progrès dans le domaine de l’étude du rêve lucide nous permettent à présent de comprendre que ces pratiques traditionnelles sont bien loin d’être les simples fruits d’une imagination fertile sujette à ses désirs et ses peurs refoulés comme l’a longtemps suggéré la psychanalyse freudienne. Une autre tentation serait de voir dans ces évènements qui se déroulent dans le monde imaginal que de simples allégories alors qu’ils sont au contraire bien réels. Il n’est cependant pas interdit d’en explorer le ta’wil, l’interprétation ésotérique car toute chose a son exotérique (zâhir) et son ésotérique (bâtin).

Après avoir abordé la question du rêve comme porte vers le monde imaginal, il nous faut à présent nous arrêter sur la notion centrale qui anime tout ce récit et qui nous aidera à apprécier la richesse des deux songes que nous avons abordé ainsi que du reste du récit. Il s’agit de la notion de mawaddah. Ce terme est dérivé de la racine arabe wa da da et qui signifie « avoir de l’affection, être constant, fidèle en amour, aimer, affectionner, chérir, préférer, vouloir, souhaiter, désirer ». Le mot mawaddah lui-même signifie « affection constante, fidélité d’amour, attachement, amour, amabilité, amitié, cordialité, intimité » (8) et implique également l’idée de réciprocité en amour. Dans le Coran ce terme apparaît à trois endroits différents et à chaque fois dans un contexte différent. Il y a tout d’abord celui du mariage mentionné dans le verset suivant : "Wa min ayâtihi an khalaqa lakum min anfusikum azwâjân litaskunû illayahâ wa ja’la baynakum mawaddatan wa rahmatan inna fî dhâlika lâyâti liqawmin yatafakkarûna" (Parmi Ses signes qu’il ait créé pour vous à partir de vous-mêmes des épouses, afin qu’auprès d’elles vous trouviez l’apaisement ; qu’Il ait entre elles et vous établi affection et miséricorde, Coran 30 : 21).

Le Coran met ici en avant tout d’abord le fait que le mariage est un signe (ayât) de Dieu et que sa finalité est la mawaddah. Nous sommes ici bien loin de la caricature que font certains polémistes qui ne voient dans le mariage en islam qu’un contrat juridique entre deux personnes. Ce verset est d’une importance capitale parce qu’en plaçant la mawaddah comme finalité du mariage, il introduit également les notions de maturité intellectuelle et affective ainsi que celle de liberté individuelle dans le mariage. Ce lien affectif ne saurait être le produit de facteurs extérieurs à la conscience individuelle ou de l’immaturité. La mawaddah lie le mari et son épouse par un lien affectif mutuel et consenti qui lui-même trouve son accomplissement dans l’apaisement (litaskunû illayahâ). Le mariage est donc un bienfait parce qu’il offre un espace de repos, de paix, voire même de sérénité et de paix intérieure (sakinah) en prenant en compte toutes les dimensions de l’être humain corps, âme et esprit. Son bienfait spirituel a été discuté amplement dans les traditions des Ahl-e Bayt et des grands spirituels de l’islam. Le verset met d’ailleurs en avant le rôle des épouses comme porteuses de paix, amour et miséricorde et qui fait d’elles des manifestations potentielles du féminin divin. (9)  Le mot mawaddah est utilisé dans un autre contexte, celui de l’amour pour les Ahl-e Bayt : "Dhâlika al-ladhî yubashshiru allâhu ’ibâdahu al-ladhîna âmanû wa ’amilû as-sâlihâti qul lâ asalukum ’alayhi ajrân illâ al-mawaddata fî al-qurba wa man yaqtarif hasanatan nazid lahu fîhâ husnân allâha ghafûrun shakûrun" (Et voilà ce dont Dieu fait l’annonce à Ses adorateurs qui croient, effectuent les œuvres salutaires. Dis : « Je ne vous demande pour cela nul salaire, mais seulement l’affection due aux proches ». Qui réalise une action belle, Nous la lui grandissons en beauté, Coran 42 : 23).

Le contexte de ce verset est mentionné dans les hadiths qui relatent un épisode de la vie du Prophète. Un jour, lors d’un voyage, un bédouin s’adressa au Prophète lui demandant ce qu’il en était de l’individu qui aime des gens dont il n’imite pas les actions. Le Prophète de répondre qu’il sera attaché à celui qu’il aime. Le bédouin lui demanda alors de l’amener vers l’islam et le Prophète lui fit réciter la profession de foi et lui expliqua les fondements de l’islam. Le bédouin lui demanda s’il demandait un salaire pour cela et le Prophète de lui répondre : « Je ne vous demande pour cela nul salaire, mais seulement l’affection due aux proches ». Le Prophète de préciser que les proches en question sont les Ahl-e Bayt ce à quoi le bédouin répondit : « Donne-moi ta main que je puisse te déclarer mon allégeance. Aucun bien ne peut être espéré de celui qui t’aime mais qui ne t’aime pas tes proches. » (10)  L’amour pour les Ahl-e Bayt n’est pas une simple question de sentimentalité, elle est au cœur même de la tradition shî’ite. En effet il faut avoir à l’esprit le fait que l’anthropologie shî’ite affirme que les croyants (mu’minûn) ont prêté un quadruple serment alors qu’ils n’étaient que particules dans le monde du pacte (al-’âlam al-mithâq) : « le serment d’adoration (’ubûdiyya) envers Dieu, serments d’amour et de fidélité (walâya) envers Mohammad et sa mission prophétique, envers les Imams et leur Cause sacrée et enfin envers le mahdi en tant que Sauveur universel de la Fin du Temps. » (11)  La mawaddah envers les Ahl-e Bayt est donc l’expression de ce lien mutuel de fidélité d’amour scellé lors du fameux pacte prééternel : le croyant aime fidèlement son Imam tout comme ce dernier l’aime. Sans la walâya, l’islam ne serait qu’une religion tronquée, mutilée et dépourvue de son âme. D’ailleurs dans la tradition shî’ite l’usage dans le Coran du mot hasana ou bonne action est intimement lié à la notion de la walâya. C’est le cas du verset 42 : 23 qui utilise également l’expressionhasana quand il affirme que celui qui réalise une action belle, Nous la lui grandissons en beauté (wa man yaqtarif hasanatan nazid lahu fîhâ husnân allâha ghafûrun shakûrun). Nous reviendrons plus tard sur l’étymologie du mot hasana et de son importance dans la deuxième partie de cet article. La relation entre le mot hasana et la notion de walâya est illustrée par de nombreux hadiths comme celui-ci : "La walâya de ’Ali est une bonne action (hasana) que ne peut entamer aucune faute…tout comme la walâya des adversaires (addâd) de ’Alî est une mauvaise action que rien ne peut effacer." (12)  La walâya est l’axe autour duquel s’articulent et la théologie shî’ite et la vie du croyant shî’ite. De nombreux hadiths martèlent ce fait et nous font réaliser qu’on ne peut, comme l’ont fait certains orientalistes, réduire le shî’isme à un mouvement politique. Au contraire, la notion de walâya confirme la nature profondément spirituelle du shî’isme. Dans un autre hadith, Dieu s’adresse au Prophète en affirmant : "J’ai créé les sept cieux et ce qu’ils contiennent ; J’ai créé les sept terres et ce qu’elles portent…Si un de Mes serviteurs M’a invoqué depuis le début de la création (jusqu’à la Résurrection où) il vient à Ma rencontre en rejetant la walâya de ’Ali, Je le précipiterai en enfer." (13)  La walâya est donc le cœur de la tradition shî’ite comme l’exprime si bien l’Imam Ja’far : "Toute chose a un secret, le secret de l’islam c’est le shi’isme (littéralement : les shî’ites, al-shî’a) et le secret du shi’isme c’est la walâya de ’Alî." (14)  La mawaddah mentionnée dans le verset 42 : 23 est donc lourde de sens puisqu’elle met en évidence la walâyacomme un amour en action à la fois belle et bonne (hasana) et comme lien mutuel de fidélité d’amour entre le shî’ite et son Imam.

Finalement la mawaddah est mentionnée dans le contexte des relations entre les croyants (mu’minûn) et les chrétiens dans le verset suivant :"Latajidanna ashadda an-nâsi ’adâwatan lilladhîna âmanû al-yahûda wa al-ladhîna ashrakû wa latajidanna aqrabahum mawaddatan lilladhîna âmanû al-ladhîna qâlû innâ nasâra dhâlika bianna minhum qissîsîna wa ruhbânân wa annahum lâ yastakbirûna"(Sûr que la haine la plus farouche envers les croyants, tu la trouves chez les Juifs et les associants ; et la plus proche affinité avec les croyants, chez ceux qui se qualifient de Chrétiens : c’est qu’il y a parmi eux des pasteurs et des ermites, et qu’ils sont sans superbe, Coran 5 : 82).

Le Coran a envers les chrétiens une attitude qui oscille entre un franc désaccord en ce qui concerne certains points de doctrine chrétienne d’une part et une attitude de tendre amitié d’autre part. Notre propos n’est pas de couvrir les relations entre la chrétienté et l’islam à travers les âges ; cela dépasserait le propos de cet article d’une part et ne serait qu’une récapitulation d’autres études à ce sujet. Ce qui frappe cependant dans l’étude de ces rapports c’est que la littérature à ce sujet prend le sunnisme comme référence et ignore presque totalement l’islam shî’ite. Encore récemment le pape Benoît XVI dans son discours de Ratisbonne (15)  avait fait référence au théologien Zâhiri Ibn Hazm sur le fait que ce dernier affirmait que Dieu était au-dessus de la raison et qu’il n’avait pas obligation de s’en tenir à sa propre parole. Cette remarque avait été faite dans le contexte d’une discussion sur les relations entre la foi et la raison. Aucune référence n’a été faite à l’islam shî’ite qui a pourtant une riche tradition de réflexion à ce sujet. Cet oubli tient très probablement dans le fait que Benoît XVI base la plupart de ses positions en ce qui concerne l’islam sur les travaux de Adel Theodor Khoury, théologien maronite, spécialiste du dialogue entre l’islam et le christianisme et qui dans ses travaux ne fait presque exclusivement référence qu’au sunnisme. S’il est vrai que ses travaux ont été un élément important pour l’élaboration du dialogue entre le Saint Siège et l’islam, on ne peut que déplorer l’absence de l’islam shî’ite de ces discussions pour deux raisons. La première est que le renouveau shî’ite au Moyen Orient depuis la formation du mouvement Amal par l’Imam Mussâ al-Sadr au Liban, la révolution islamique de 1979, la position de l’Iran comme superpuissance régionale et le nombre grandissant de conversions à l’islam shî’ite dans les autres pays musulmans justifie amplement que l’on prenne en compte sérieusement l’islam shî’ite dans l’élaboration du dialogue entre le christianisme et le monde musulman. La deuxième raison est que l’islam shî’ite que ce soit l’ismaélisme ou l’imâmisme, a une riche tradition du dialogue respectueux avec le monde chrétien tant au niveau des débats philosophiques et théologiques qu’au niveau de l’interculturalité visible encore de nos jours dans le rapport entre les deux communautés et les échanges au niveau de la religion populaire. L’apport de l’islam shî’ite dans la question du dialogue entre le christianisme et le monde musulman est susceptible d’être des plus prometteurs dans la recherche de solutions, si toutefois il est pris en compte sérieusement.

Si on se réfère à la tradition shî’ite en ce qui concerne les rapports les Ahl-e Bayt avec les chrétiens, on notera qu’ils étaient à bien des égards emplis de mawaddah. L’Imam ’Ali par exemple insistait auprès de ses gouverneurs que les chrétiens soient traités avec justice et équité et que leurs droits ne soient pas bafoués. (16)  On le voit s’assurer lui-même que les chrétiens âgés reçoivent leur retraite du trésor public et que les églises soient respectées. De nombreux hadiths au sujet de Jésus et de Marie qui méritent une attention particulière témoignent également de cette mawaddah. Quand les Imams débattaient avec des prêtres et moines chrétiens, ce fut toujours dans le plus grand respect. D’ailleurs le terme mu’minûndans le verset 5 : 82 désigne les shî’ites dans les traditions des Imams et non pas l’ensemble des musulmans. Le mu’min est le musulman qui s’est non seulement soumis à la dimension exotérique du message divin mais a également prêté allégeance aux Imams successeurs du Prophète. D’autre part, de nombreux chrétiens ont manifesté et manifestent encore un amour et une tendresse particulière pour les Ahl-e Bayt surtout pendant les commémorations de l’Ashoura. De nos jours encore, des chrétiens comme le fameux écrivain libanais George Jordac témoignent de cette mawaddah. Son livre La Voix de la Justice qui est une biographie de l’Imam ’Ali, ses poèmes dédiés aux Ahl-e Bayt mais surtout le torrent de larmes qui coulent de ses yeux le jour du martyr de Fâtimah en sont autant d’exemples. N’oublions d’ailleurs pas qu’en 1974, l’archevêque grec catholique Grégoire Haddad avait cofondé avec Seyyed Mussâ al-Sadr le Mouvement des Déshérités (Harakat al-Mahrûmin), un mouvement social destiné à aider les pauvres du Liban quelque soit leur appartenance religieuse. Lamawaddah entre les deux communautés ne prend de sens que si elle apporte également avec elle la justice sociale. Du Liban encore je citerai les deux histoires suivantes qui m’ont été rapportées. La première raconte comment le Sayyid Musâ al-Sadr en visite dans une ville du sud du Liban voulait déguster une glace et voulut s’arrêter pour en commander chez un glacier. Les gens qui l’accompagnaient lui firent remarquer que le glacier en question était un chrétien et voulaient l’empêcher de s’y rendre. Il ignora ces remarques bigotes, s’assit à la terrasse du glacier et dégusta sa glace. Depuis ce jour, les shî’ites de la région, ayant compris la leçon qui leur avait été donnée, vont régulièrement chez ce glacier. La deuxième histoire m’a été racontée par le fils d’un membre éminent du clergé shî’ite en visite au Liban. Il se trouvait avec son père dans une librairie quand ils virent une jeune dame chrétienne habillée à l’occidentale qui demanda des livres sur l’Imam ’Ali. Etonné de cela, le père de mon ami de demander à la jeune dame pourquoi elle cherchait ces livres, ce à quoi elle lui répondit : « Mais voyons monsieur, l’Imam ’Ali est le plus grand sage de l’Orient ! ».

La scène du mariage de la princesse Narkès et de l’Imam Hassan al-’Askari est à elle-seule l’illustration des trois usages du mot mawaddah dans le Coran. Il y tout d’abord le mariage en soi qui illustre le verset 30 : 21 et qui place la notion de mariage à un niveau autre que le simple contexte légal. On notera d’ailleurs que le titre de la trentième sourate dont est tiré le verset du mariage s’intitule ar-Rûm (les Romains) et fait référence à l’empire byzantin. Il y a dans ce mariage qui se déroule dans le monde imaginal une profonde dimension mystique qui rejoint la notion de la connaissance mutuelle des âmes dans la préexistence et de leur destin commun dans le monde sensible. (17)  Outre cette dimension de mariage, il y a également celle de l’amour pour les Ahl-e Bayt mentionné dans le verset 42 : 23. Narkès non seulement pleure de joie en étant initiée par Fâtimah en personne dans la voie des Ahl-e Bayt, mais elle se marie également avec celui dont le nom (Hassan) signifie « l’idée de beauté et bonté en soi ». (18) Comme nous l’avons vu l’action bonne et belle (hasana) est l’amour envers les Ahl-e Bayt. Finalement, la scène est également une illustration de la mawaddah entre les croyants et les chrétiens mentionnée dans le verset 5 : 82 et manifestée par l’étreinte entre Jésus et Mohammad. En prenant la notion de mawaddah comme angle de lecture de cette scène, on se rend très vite compte de l’ampleur de la vision du monde qu’elle présente. Située dans le monde imaginal elle n’est pas le reflet de nos volontés humaines imparfaites, mais bel et bien une vision des réalités divines qui transcendent les imperfections de l’histoire humaine.

Cette réalité c’est cet amour mutuel, cette mawaddah, qui se traduit dans l’homologie de cette vision. En effet, nous avons des deux côtés les aspects exotériques et ésotériques des deux traditions, l’exotérique étant représenté par Jésus et Mohammad et l’ésotérique par Simon Pierre et ’Ali. L’aspect ésotérique est encore renforcé dans la vision suivante où Marie et Fâtimah initient Narkès à l’islam shî’ite. Il ne s’agit donc pas simplement du passage d’un exotérisme à un autre, d’une communauté à une autre mais également d’un passage de l’exotérique vers l’ésotérique. Le rôle du féminin divin manifesté par Marie et Fâtimah comme hojjat de la religion ésotérique trouve ici un contexte où les deux manifestations sont présentes en même temps. (19)  Le fait que les deux prophètes viennent accompagnés de leur wasî ou successeur nous permet de mettre en évidence la notion de tradition. Bien trop souvent l’usage de ce terme de nos jours se réduit à qualifier un ensemble de coutumes situées dans le passé ou dans l’idée de patrimoine ou de folklore. La tradition c’est tout d’abord la transmission, la relation initiant-initié et l’idée de succession. Or ce qui frappe ici est la rencontre de deux traditions qui ont des doctrines fort similaires en ce qui concerne la succession au prophète fondateur. En effet dans la tradition shî’ite la succession du Prophète et des Imams qui le suivent n’est pas le résultat d’un souhait du Prophète ou Imam mais de la désignation divine (nass). C’est donc Dieu qui désigne le successeur du Prophète et de ses Imams et ces derniers, quand ils annoncent qui leur succèdera ne font que confirmer la désignation divine. Ainsi, quand le Prophète déclare à Ghadir Khumm que l’Imam ’Ali est son successeur, il n’exprime pas là un souhait personnel car il « ne tient pas langage de passion » (Coran 53 : 3) mais confirme et annonce ce que Dieu seul a décidé. Cette même notion de désignation divine est le fondement de la succession de Simon Pierre. Quand Jésus demande « Au dire des gens, qu’est le Fils de l’homme » à ses disciples et que Simon Pierre lui répond « Tu es le Christ, le Fils du Dieu vivant », Jésus énonce les notions de désignation divine et de succession-tradition dans sa réponse : "Tu es heureux, Simon fils de Jonas, car cette révélation t’est venue, non de la chair et du sang, mais de mon Père qui est dans les cieux. Eh bien ! moi je te dis : Tu es Pierre, et sur cette pierre je bâtirai mon Eglise, et les Portes de l’Hadès ne tiendront pas contre elle." (Mat 16 :17-8)

Quand Jésus annonce que Simon est la pierre sur laquelle il bâtira son église, il ne le fait pas par souhait personnel mais parce que Simon a été instruit par le Père dans les cieux qui a fait de lui le réceptacle des connaissances spirituelles cachées aux autres disciples. Cette donnée est d’une importance capitale puisqu’elle met en évidence le fait que ce sont deux traditions, deux lignées spirituelles qui se rencontrent. En mettant en évidence ceci nous comprenons alors toute la portée du message de ces noces mystiques de Constantinople de nos jours pour le dialogue entre l’islam et le christianisme. En commentant cette vision Henry Corbin écrit : "L’imagination se plaît ici à reconstituer la scène grandiose, se déroulant dans le temple de Sainte-Sophie, à Constantinople. Le sentiment shî’ite qui s’exprime dans ce songe est le même qui inspirait à un grand théosophe ismaélien du Xème siècle, Abû Ya’qub Sejestânî, de reconnaître dans le signe de la croix chrétienne et dans l’énoncé islamique de l’attestation de l’Unique, la même signification et la même structure. Parce qu’ils vont jusqu’aux profondeurs cachées, seuls les ésotéristes semblent à même de professer cet œcuménisme vrai. S’il se remémore les conditions qui ont prévalu au cours des siècles de l’histoire extérieure, le chercheur en sciences religieuses verra peut-être dans ce songe un signe aussi bouleversant que put l’être pour Frère Marcus, dans le poème de Goethe cité ici plus loin, la vision de l’emblème inconnu : les roses entrelacées à la Croix." (20) Henry Corbin a mis le doigt sur une dimension fondamentale de la rencontre de deux traditions, celle du lieu de cette rencontre. S’il est vrai que la basilique Sainte Sophie n’est pas mentionnée dans le récit hagiographique, il n’en demeure pas moins que l’observation de Henry Corbin est tout à fait pertinente car elle concerne le contexte de la rencontre. Ce contexte c’est la tradition théosophique et sophianique des deux traditions manifestées en la personne de laSophia, la sagesse divine. La rencontre des traditions ne peut se faire au niveau exotérique du dogme et de la pratique religieuse à moins de tomber dans la monstruosité spirituelle qu’est le syncrétisme ou le relativisme. Les traditions ont dans leurs différences respectives des trésors de richesse spirituelle qui ne sauraient être mis en danger par une dilution des dogmes ou des rites. S’il est vrai que la religion populaire offre un lieu d’échange où les croyants des différentes traditions peuvent se rencontrer, il ne s’agit jamais vraiment de syncrétisme. C’est au niveau de la mystique et de la théosophie que cette rencontre prend tout son sens. Comme nous l’avons noté les deux niveaux du religieux, l’exotérique et l’ésotérique, sont présents dans cette vision mais si nous prenons en compte la remarque de Henry Corbin c’est Sophia qui permet, par sa lumière, une exégèse spirituelle commune qui tout en respectant l’exotérique et les différences qui lui sont propres, d’établir cette relation de mawaddah entre les deux grandes traditions religieuses. La mawaddah comme relation d’amour tournée vers l’Autre est la base d’une théologie du regard d’amour. Par le regard d’amour le regardant communique non seulement son amour mais fait réaliser au regardé ses propres trésors. Le regard du gnostique shî’ite sur les Evangiles peut permettre de mettre en évidence pour le chrétien des trésors spirituels cachés qui peuvent être une source d’enrichissement spirituel sans passer par le relativisme, le syncrétisme ou un ésotérisme hybride dénudé de l’exotérique. C’est justement dans ce respect de la différence de l’autre que cette mawaddah prend tout son sens. Le théologien orthodoxe Jean-Yves Leloup qualifierait cette attitude par le titre d’un des ses ouvrages L’Enracinement et l’Ouverture(21) . Ce n’est qu’en étant profondément enraciné soi-même dans sa propre tradition spirituelle que l’on peut véritablement être ouvert aux autres dans une relation d’amour. Ibn ’Arabi et Sohrawardi ont été des exemples de cette attitude dans leur regard sur les Evangiles. ’Abd al-Razzâq al-Qâshâni et ses pages dédiées au christianisme dans son fameux commentaire du Coran sont un autre exemple de ce genre d’attitude. (22)  On pourra également citer, outre Abû Ya’qoub Sejestâni pour l’ismaélisme, des spirituels shî’ites comme Haydar ’Amoli, Qotboddin Ashkevari, Ja’far Kashfi et enfin ’Allâmeh Mohammad Hossein Tabâtabâ’i qui commenta l’Evangile de St Jean. D’autre part il ne manque pas de chrétiens qui aient ce type d’attitude. Des penseurs comme Vladimir Solovyov et Louis Massignon entre autres ont par le passé été des pionniers de l’ouverture du christianisme vers l’islam. L’esprit de Vatican II et les déclarations du nouveau catéchisme de l’église catholique sur l’islam font également preuve de cette capacité d’ouverture sur l’autre sans pourtant renier ses propres racines. Un ouvrage récent intitulé Paths to the Heart : Sufism and the Christian East (23) dans lequel ont collaboré des penseurs musulmans et chrétiens orthodoxes, a permis la rencontre des traditions spirituelles de l’islam avec la tradition hesychaste du christianisme orthodoxe. Sophia fait également référence à cet héritage grec commun que se partagent les deux traditions et qu’on a trop tendance de part et d’autre à vouloir monopoliser. C’est également cet héritage commun de la philosophie grecque qui est susceptible de rapprocher les deux traditions. Finalement, Marie et Fâtimah comme manifestations de Sophia dans leur rôle d’initiatrices de Narkès nous rappellent le rôle que peut jouer la dévotion mariale dans le rapprochement entre les deux traditions. Le dialogue entre l’islam et le christianisme ne peut se produire en dehors de la notion de tradition. Il est impératif de mettre l’accent sur cette notion à une époque où le wahhabisme saoudien et le protestantisme évangéliste américain, tous deux des parodies infâmes de la religion nées en dehors de la tradition, polluent le monde avec leur torrent de haine aveugle basée sur le culte de l’ignorance anti-intellectuelle et la notion de sola scriptura qui permet les lectures les plus folles et démoniaques des textes sacrés. Ces deux courants sont avec les forces politiques qui les soutiennent une menace et pour les traditions chrétienne et shî’ite et pour la paix. Dans ce contexte l’alliance des traditions dans un ralliement des cœurs (ta’lif ul-qulûb Qoran 9 : 60) n’est pas un luxe mais une nécessité.

Cette vision des noces de la princesse Narkès et de l’Imam Hassan al-‘Askari sont un phare qui peut guider les deux traditions vers une attitude de mawaddah dans laquelle, comme l’indique le verset 30 : 21, elles peuvent trouver la paix. Mais un rappel s’impose. Pour la tradition shî’ite c’est l’Imam Mahdi, le fils de Narkès et de l’Imam al-’Askari qui pourra opérer totalement cette réconciliation. Les spirituels shî’ites voient en lui la Paraclet annoncé dans l’Evangile de St Jean (24) et le Saoshyant, le sauveur final de la tradition mazdéenne. C’est lui en effet qui lors de sa parousie en compagnie de Jésus « jugera parmi les fidèles de la Torah par la Torah, parmi les fidèles des Evangiles selon l’Evangile (…) et parmi les fidèles du Coran selon le Coran » et révèlera « le sens caché des Livres célestes ». (25) Jusqu’à la venue de l’Imam toute tentative de rapprochement si louable soit-elle ne peut demeurer qu’un « témoin, reconnu par un petit nombre, bafoué par tous les autres, et ne progressant que dans la nuit des symboles ». (26)  A une heure où des intérêts politiques cyniques n’ont de cesse de promouvoir l’ignorance de l’autre et le conflit en dépit des efforts réels de dialogue entre les deux traditions, il est temps qu’elles s’allient contre cet ennemi commun comme témoins du Paraclet et pour la paix de Dieu.

Bibliographie

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